Juillet 2024. Je m’apprête à réaliser l’ascension de l’Aiguille Verte aux côtés de mon guide, Johann Filliez. M’attaquer à la Verte, comme on la nomme à Chamonix, cette montagne emblématique du massif du Mont-Blanc. Sœur des Drus, flambeau de roche surplombant la Mer de Glace. Sa verticalité, ses glaciers suspendus, ses crêtes sculptées par la neige et les vents. Je contemple ce sommet depuis tant d’années. Je le photographie, je le sublime, mais jamais encore je ne l’avais gravi. Qui aurait dit un jour que j’y parviendrais ! Ce matin, je me sens prêt pour un triplé inoubliable. Trois 4000 en une course. L’ascension de l’Aiguille du Jardin et de la Grande Rocheuse, suivie de l’ascension de l’Aiguille Verte par le col Armand Charlet.
Ascension de l’Aiguille Verte : De Chamonix-Mont-Blanc au refuge du Couvercle
Le soleil éclaire à peine la vallée quand je retrouve Johann à Chamonix-Mont-Blanc. Ensemble, nous prenons le train du Montenvers pour rejoindre la Mer de Glace. À notre arrivée, les Grandes Jorasses nous saluent, leur paroi nord vêtue de neige comme en plein cœur de l’hiver. Nous nous engageons sans tarder sur la Mer de Glace. Ou plutôt devrais-je dire la Mer de roche. Car la glace se fait rare dans ce fleuve asséché. Chaque année, les cordes qui permettent d’accéder aux échelles s’allongent un peu plus. Chaque année davantage, le glacier recule, la moraine grandit. Drift sablonneux aussi dur que du béton. La Mer de Glace autrefois merveilleuse n’est désormais plus que l’ombre d’elle-même.
Après avoir grimpé les échelles, nous traversons les balcons qui surplombent le glacier. Sous le poids de mon sac, je peine à avancer. Pour redescendre l’Aiguille Verte par le couloir Whymper, comme nous le prévoyons, nous devons en effet transporter 120 mètres de corde. Alors, quand, à la mi-journée, nous arrivons enfin au nouveau refuge du Couvercle, je me sens soulagé. Nous prenons place pour déjeuner, à 2687 m d’altitude. L’endroit est magnifique et que dire de la cuisine qui nous est servie ! Nous nous régalons d’une délicieuse omelette accompagnée d’une salade sous le regard bienveillant des sommets du Mont-Blanc. Savourer l’instant, jouir des plaisirs simples, se laisser porter par la beauté du monde. Vivre en symbiose avec la nature. Que vouloir de plus ?

Face à l’Aiguille Verte : Préparation de notre course au refuge du Couvercle
Une fois rassasiés, nous nous rendons tout près de là, à l’ancien refuge du Couvercle. À le voir, on comprend son appellation. La cabane a été construite sous un énorme bloc de granite, offrant l’impression d’une boîte immense coiffée d’un couvercle. De cette dalle rocheuse, nous découvrons les couloirs d’accès à l’Aiguille Verte. Les conditions sont bonnes, la neige est bien présente pour la saison. Mais, la rimaye qui sépare le glacier de Talèfre de la montagne nous paraît infranchissable tant elle est béante. Nous décidons alors d’emprunter le lendemain le couloir qui mène au col Armand Charlet. De là, nous gravirons l’Aiguille du Jardin, avant de poursuivre notre traversée vers la Grande Rocheuse et l’Aiguille Verte. Nous redescendrons par le couloir Whymper, assez enneigé pour s’y engager.
Notre itinéraire en tête, nous nous reposons au refuge jusqu’à l’heure du dîner. Et, en cet instant précis, je me félicite d’être végétarien. Parfois, en cabane, on me sert une assiette de bric et de broc, sans âme ni saveur. Mais, ce soir-là, c’est tout le contraire. La cuisinière me propose des lasagnes végétariennes. Mais pas n’importe lesquelles ! Des lasagnes au parfum des légumes d’été. Des lasagnes généreuses et gourmandes qui font des envieux tout autour de moi. Chaque bouchée ravit mes papilles. Le fromage fondant, la farce succulente et cette couche à la fois onctueuse et croquante qui recouvre le tout. J’en salive encore ! Mais, il est déjà temps d’aller faire un somme.
Ascension de l’Aiguille Verte : Du glacier de Talèfre au col Armand Charlet
À 23 h 45, le réveil sonne. Il est l’heure de se lever. J’ai à peine dormi une demi-heure. Je n’ai pas encore digéré mon dîner qu’il me faut déjà prendre le petit-déjeuner. Mon estomac rechigne, mais je me force quand même à avaler quelque chose. Plusieurs tasses de thé pour faire passer l’ensemble, et le tour est joué.
Nous quittons le refuge du Couvercle à 00 h 20, chaussés de nos crampons. Le ciel est dégagé et, sous les étoiles, nous parcourons la neige durcie par le froid. Grâce à ce regel inespéré, la nature nous porte très rapidement jusqu’au pied des couloirs Whymper et Armand Charlet. Par cette nuit sans lune, il ne faut pas grand-chose pour se tromper de voie. Mais, heureusement, Johann connaît la montagne mieux que quiconque. Nous laissons nos bâtons et nous nous engageons vers le col Armand Charlet dans l’obscurité la plus totale.
Très vite, la pente se raidit. Sur les conseils de Johann, je sors mes piolets. La neige est maintenant si dure que je dois taper du pied pour réussir à y enfoncer les pointes de mes crampons. Malgré ces contraintes techniques, les conditions sont bonnes et nous progressons rapidement. Nous grimpons le couloir depuis 20 minutes quand nous nous retrouvons soudain pris dans un goulet d’étranglement. La paroi est en glace et le couloir abrupt. Les cordées qui nous précèdent peinent à avancer. Grâce à son expérience, Johann leur passe alors devant pour ouvrir la voie. Gravir une cascade de glace au cœur d’une nuit d’été, voilà une aventure à laquelle je ne m’étais pas préparé ! Et nous y parvenons sans trop de difficultés.
Nous poursuivons notre ascension le long du couloir. La neige peu à peu se met à ramollir. Quand nos pieds peuvent enfin s’y enfoncer légèrement, la montée devient plus agréable. Lorsque nous arrivons au col Armand Charlet, à 3998 m d’altitude, les Alpes sont encore plongées dans un sommeil profond. Mais, on sent frémir l’aube à l’horizon. Elle guette le moment où le soleil naissant embrasera son cœur.
Ascension de l’Aiguille Verte : Du Col Armand Charlet à l’Aiguille du Jardin
Du col Armand Charlet, nous apercevons l’arête de neige qui mène aux Aiguilles. Une voie sauvage sans trace de l’homme qui relie entre elles les tours de granite. Alors, tout à coup, face à tant de grandeur, je me sens perdu. Suis-je encore sur Terre ? Ces hautes montagnes ne sont-elles pas issues de mes plus beaux rêves ? Elles me paraissent insaisissables et si lointaines. Je peine à y croire mais je suis bien là-haut, et je dois avancer.

Nous nous élançons vers l’arête du Jardin. Devant nous, une cordée suisse fait la trace sur le col Armand Charlet. Tout au long du col, les corniches s’enchaînent et les pentes sont fuyantes. Je me concentre, je veille à chacun de mes pas. L’équilibre est précaire et je me sens tendu.
Le col nous conduit jusqu’au pied de l’Aiguille du Jardin. Nous parcourons alors les derniers mètres qui nous séparent de sa cime. L’arête est mixte et j’ai du mal à passer de la neige à la roche avec mes crampons. Mais, quand nous arrivons enfin au sommet, tous nos efforts sont récompensés. Il est 5 h 39 et le soleil se lève sous nos yeux éblouis, redonnant vie aux Alpes et à ses hauts sommets. La nature nous dévoile ses terres inexplorées, ce monde céleste qui me fait tant rêver. L’Aiguille du Jardin est coiffée d’un diadème de granite, un bloc magnifique posé sur sa pointe comme par magie. La scène est à couper le souffle.
Traversée des sommets du Mont-Blanc : De l’Aiguille du Jardin à la Grande Rocheuse
Sur les hauteurs du massif du Mont-Blanc, nous traversons de nouveau le col Armand Charlet. Cette voie m’impressionne toujours autant. J’avance avec prudence. Comme pour m’encourager, le soleil illumine les Aiguilles du Mont-Blanc de reflets somptueux. Du jaune à l’oranger, la montagne brille et inonde le ciel de ses couleurs vives. Je me sens plus fort, comme revigoré. Balayant la peur, je perçois tout à coup le col autrement. J’y vois une œuvre d’art sculptée par la neige et les vents furieux. La nature recèle de fabuleux trésors pour qui veut bien les voir.
Sur la pente neigeuse qui mène à la Grande Rocheuse, nous faisons la trace. La neige est agréable et nous arrivons sans encombre au sommet de l’Aiguille, entièrement plâtrée. Une pointe immaculée dans le ciel des Alpes. Là-haut, nous rejoignons la cordée suisse qui partage notre aventure ainsi qu’un guide rencontré la semaine précédente sur le Piz Bernina. Les Alpes sont immenses, mais le monde est petit. Et nous sommes heureux de nous retrouver.

Ascension de l’Aiguille Verte : Du col Whymper au sommet de la Verte
Le temps passe et nous devons poursuivre notre traversée. Nous descendons à pied puis en rappel jusqu’à l’arrivée du couloir Whymper. L’Aiguille Verte nous fait face. Pendant que Johann part photographier nos amis suisses, je prends le temps de contempler le paysage. Un instant rare en alpinisme. Et là, je me sens comme pris de vertige devant tant de splendeur. Autour de moi s’élèvent toutes les montagnes que j’ai parcourues. Tous ces géants de roche et de glace qui m’ont inspiré et ont nourri mon art pendant tant d’années. Et l’Aiguille Verte, ma muse, l’objet de mes rêves les plus fous. Mon regard se perd et mon cœur s’emporte. Et sur le flanc des Alpes, je pleure sur la chance que j’ai d’être ici. Des larmes de bonheur, un appel à la vie.
Mes larmes coulent encore quand Johann revient. Il me guide au sommet de l’Aiguille Verte et, le long de cette arête, je pleure encore. L’émotion que je ressens est encore plus intense que celle que j’avais éprouvée en gravissant le Cervin. C’est impensable et c’est pourtant la réalité. Au fil de mes pas, mes sanglots de joie deviennent si profonds que Johann s’inquiète. Il marque une pause, me demande si tout va bien. Il pense que je souffre d’un œdème pulmonaire. Mais je suis juste heureux !

Il est 8 h quand nous posons le pied au sommet de l’Aiguille Verte. 15 minutes à peine depuis le col Whymper. J’y suis enfin ! Moi, l’enfant du plat pays ! C’est incroyable. À 4122 m d’altitude, le panorama est exceptionnel. Mon regard s’envole à travers les Alpes et même au-delà. Il n’y a que la Belgique qui ne se montre pas ! Je resterai bien là pendant des heures, mais nous devons déjà rejoindre la vallée.
Ascension de l’Aiguille Verte : Du couloir Whymper au Montenvers
Nous empruntons le couloir Whymper. 120 m de corde pour 2 h 30 de descente en rappel. Quel privilège incroyable de suivre le couloir ouvert par Edward Whymper lors de la première ascension de l’Aiguille Verte ! Peu à peu, nous nous rapprochons du glacier de Talèfre. Et quand nos pieds touchent enfin la glace, nous sommes soulagés. Nous avons réussi. Les difficultés sont maintenant derrière nous. Nous redescendons d’un pas léger vers le refuge du Couvercle. Mes genoux sont douloureux, mais nous avançons vite grâce à la neige molle.

Nous arrivons à la cabane 12 heures après notre départ. Il est midi et notre estomac crie famine. Quand je m’approche de la cuisine pour connaître le menu du jour, je découvre qu’il reste deux portions de lasagnes végétariennes de la veille. La cuisinière m’a reconnu et me les propose, le sourire aux lèvres. Après tant d’émotions et d’aventures incroyables, après avoir gravi la mythique Aiguille Verte, après avoir marché sur les pas d’Edward Whymper et d’Armand Charlet, voilà que l’on m’offre le meilleur des repas ! Exquise apothéose de ce jour sublime. Rehaussées d’une salade au vinaigre balsamique, ces pâtes sont toujours aussi délicieuses. En affrontant ses peurs, en se dépassant, en déployant toute son énergie pour assouvir ses rêves, on change sans aucun doute de regard sur le monde. Les choses simples deviennent les plus précieuses. On les savoure, on s’en réjouit. Car l’on sait à quel point la vie est fragile et belle à la fois.
Après avoir profité de ce bien bon repas, nous quittons le refuge du Couvercle à 13 h en direction du Montenvers. Nous traversons de nouveau la Mer de Glace avant d’arriver à la gare pour l’heure fatidique de la dernière benne. L’expédition prend fin. Aujourd’hui, nous avons réalisé l’ascension de l’Aiguille Verte par le col Armand Charlet, gravi l’Aiguille du Jardin et la Grande Rocheuse. Quand j’y repense, j’ai le sourire et les larmes aux yeux. Je suis ailleurs. Aujourd’hui, la montagne m’a fait grandir, et ça, jamais je ne pourrai l’oublier.