Il existe des hommes qui continuent, encore aujourd’hui, de marquer l’histoire de l’himalayisme. Le Britannique Kenton Cool en fait partie. Avec 19 ascensions réussies de l’Everest à son actif — un record pour les non-Népalais —, ce guide de haute montagne a fait du toit du monde son terrain familier. Pourtant, derrière ce chiffre impressionnant, se cache un homme aux valeurs profondes, pour qui chaque montée vers le sommet représente le bonheur de voir le visage de ses clients rayonner d’émotions. À travers cette conversation, Kenton Cool nous dévoile sa philosophie de la montagne, son rapport au risque qui a évolué au fil des années, et cette fascination intacte pour l’Everest qui continue de le porter. Un témoignage authentique sur cette vocation qui l’anime en Himalaya.
Kenton Cool : retour sur sa 19ᵉ ascension de l’Everest
Kenton, tout d’abord, félicitations pour votre 19ᵉ ascension de l’Everest réalisée en mai 2025. Pouvez-vous nous parler de cette expédition ?
Comme toujours, mon rôle principal était d’accompagner un client, en faisant tout mon possible pour lui offrir la meilleure expérience d’ascension. Cette année, les conditions météorologiques se sont révélées particulièrement délicates. Les prévisions demeuraient incertaines, avec des vents constamment forts et d’importantes chutes de neige.
Les prévisions ont convergé autour des dates du 17 au 19 mai, faisant du 18 mai la meilleure option pour tenter l’ascension. Sachant que cette fenêtre météo restreinte allait attirer de nombreux grimpeurs, nous avons quitté le camp de base le 13 mai, en planifiant une montée sur cinq jours : directement du camp de base au camp 2 en une seule étape, suivie d’une journée de repos, puis successivement les camps 3, 4, et enfin le sommet le 18 mai.

L’itinéraire menant au camp 4 était particulièrement encombré. Heureusement, notre arrivée précoce au camp 4 nous a permis de récupérer, malgré la présence d’environ 200 grimpeurs envisageant également d’atteindre le sommet le même jour. Pour minimiser le risque d’embouteillage, nous avons pris la décision stratégique de partir tardivement, vers 1h30 du matin, bien après le départ habituel entre 20h et 21h.
Lors de la montée, nous avons vu au-dessus de nous une longue file de lampes frontales. En croisant un ami ayant fait demi-tour en raison d’une congestion excessive, j’ai sérieusement envisagé de rebrousser chemin. Cependant, Ang Dorje Sherpa, un guide très expérimenté ayant déjà atteint le sommet de l’Everest 24 fois, nous a convaincus de continuer. Et il avait raison : les groupes devant nous avançaient régulièrement, et nous n’avons rencontré que des retards minimes jusqu’au sommet sud. À partir de là, même si l’affluence restait importante, le rythme était acceptable.
Finalement, malgré les défis et le grand nombre de personnes présentes, notre ascension vers le sommet s’est déroulée de manière remarquable. Mon client était ravi, enchanté par son exploit. Pour moi, la satisfaction vient principalement du bonheur et de la sécurité de ceux que je guide.

Après autant d’ascensions à l’Everest, qu’est-ce qui continue à rendre cette expérience si unique et passionnante pour vous ?
L’ascension de l’Everest reste à chaque fois une expérience extraordinaire. Qu’il s’agisse de passer du temps avec mes amis sherpas ou de profiter de l’époustouflant trekking jusqu’au camp de base, chaque aspect reste captivant.
Les personnes oublient souvent à quel point le jour de l’ascension du sommet de l’Everest est remarquable. Si l’on isolait les 900 premiers mètres de l’ascension du col sud au sommet et qu’on les plaçait à Chamonix, cela deviendrait instantanément un itinéraire classique. L’ascension jusqu’au balcon offre un magnifique couloir de neige, suivi de pas en rocher très intéressant. Et même si le Pas Hillary lui-même s’est effondré, l’arête qui y mène reste époustouflante, avec des corniches spectaculaires et une vue panoramique à couper le souffle. Cette section de l’ascension, bien que classée PD ou PD+, offre une expérience bien supérieure à de nombreux itinéraires de montagne, comme la voie normale du mont Blanc, ou le couloir Whymper de la Verte. Elle englobe tout ce qui rend une ascension mémorable.
Si certains reprochent à l’Everest d’être bondé ou commercialisé, on pourrait en dire autant d’ascensions emblématiques comme le Cervin ou le mont Blanc. Certes, ces itinéraires attirent un grand nombre de personnes et connaissent parfois des problèmes de déchets, mais l’Everest reste un lieu exceptionnel, exaltant, où l’on se sent bien.
Kenton Cool : les expériences de vie transforment le rapport au danger en montagne
Votre rapport au danger a-t-il évolué au fur et à mesure de vos ascensions ?

Ma relation avec le danger en montagne a beaucoup évolué au fil des années. Plus jeune, je m’étais forgé une réputation en réalisant des ascensions alpines particulièrement difficiles. J’ai passé énormément de temps dans l’Himalaya et en Alaska, entreprenant des itinéraires exigeants qui m’ont parfois valu les honneurs des couvertures de magazines. Cependant, avec le temps et mon engagement croissant dans le métier de guide, j’ai compris que je n’avais plus besoin de réaliser des ascensions extrêmes ou dangereuses pour me sentir épanoui. Désormais, le simple fait d’être en montagne me suffit pleinement – j’aime profondément cela.
Le danger fait intrinsèquement partie de l’alpinisme, que ce soit lors de l’ascension du mont Blanc, ou même du Cervin. Avec l’âge et l’expérience, ma capacité à évaluer et gérer les risques s’est nettement améliorée. Mon approche actuelle est ainsi beaucoup plus prudente et sécurisée qu’à mes débuts.
Heureusement, j’ai pu garantir jusqu’à présent la sécurité de mes clients, évitant des incidents graves. Assurer la sécurité en tant que guide est pour moi une priorité absolue.
Votre goût du risque est-il le même depuis que vous êtes devenu père ?
Mon rapport au risque a évolué depuis que je suis devenu père. À la naissance de ma fille puis de mon fils, il était naturel que ma famille devienne ma priorité. La prise de risque demeure un choix très personnel : certains de mes amis continuent à grimper des itinéraires engagés malgré leur famille, mais ce n’est désormais plus ma voie.
Aujourd’hui, mon objectif est de vieillir en profitant pleinement des plaisirs de la vie. Je ne veux pas prendre le risque de quitter ma famille prématurément. Dorénavant, mon bonheur en montagne tient à la simple joie d’être là-haut, sans ressentir le besoin de poursuivre les aventures extrêmes qui m’attiraient tant auparavant.
Lorsque vous étiez adolescent, vous avez subi un grave accident d’escalade. Les médecins vous ont alors annoncé que vous ne marcheriez probablement plus jamais sans béquilles. Aujourd’hui pourtant, en dehors des Népalais, vous détenez le record mondial du nombre d’ascensions réussies de l’Everest. Est-ce pour vous une manière de prendre votre revanche sur cette blessure ? L’Everest symbolise-t-il à vos yeux une forme de résilience ?
Non, pas vraiment. Je dirais que cela vient plutôt de l’importance que ma communauté a toujours eue pour moi. Toutes les personnes auxquelles je tiens, mes amis comme mes collègues, sont profondément liées à l’univers de l’escalade. Lorsque je me suis retrouvé à l’hôpital, allongé sur un lit, avec la perspective de ne plus jamais marcher sans aide – et de ne certainement plus jamais grimper –, j’ai été terrifié.
Mon entourage était unique pour moi, précieux, irremplaçable. Et c’est devenu le moteur de ma guérison : mon amour profond pour l’escalade, mon attachement aux personnes qui la pratiquent, et ma détermination à ne pas perdre ce lien. Encore aujourd’hui, je ressens des douleurs chroniques. Courir est devenu difficile, et grimper sur de la dalle est particulièrement pénible.
Kenton Cool : son histoire en Himalaya est loin de se terminer
Pensez-vous revenir pour une 20ᵉ ascension de l’Everest ? Ou avez-vous déjà l’intuition qu’un cycle touche à sa fin ?

Absolument, j’en suis certain à 100 %. J’ai déjà un client confirmé pour l’année prochaine, un autre pour l’année suivante, et probablement encore un autre pour celle d’après, ce qui me porterait même jusqu’à 22 ascensions. Au-delà, l’avenir reste ouvert.
En tant que guide professionnel, l’Everest ne représente pas seulement mon gagne-pain, mais c’est aussi ma véritable passion. L’Everest a une place unique dans mon cœur – j’aime profondément cette montagne et j’ai toujours un plaisir sincère à y revenir. Tant que cette passion restera intacte, je continuerai à y retourner avec enthousiasme.
Y a-t-il d’autres sommets que vous aimeriez explorer dans l’Himalaya ?
Oui, j’aimerais consacrer davantage de temps au Pakistan. J’ai d’ailleurs prévu un nouveau voyage en septembre, dans la vallée de Hushe, avec un client. C’est une région que je ne connais pas encore, et notre objectif sera l’ascension du Leila Peak, un sommet spectaculaire culminant à 6 100 mètres. Mais au-delà de ce sommet, je souhaite explorer plus en profondeur toute la chaîne du Karakoram au Pakistan.
Il y a aussi des parties du Népal que je n’ai pas encore découvertes, comme le Makalu et la vallée de Barun, ou la région du Kanchenjunga. Le simple fait de parcourir ces régions et de m’immerger dans l’environnement serait extrêmement gratifiant. La vallée du Khumbu, qui mène à l’Everest, est riche et fascinante, mais ne représente pas totalement le Népal. S’aventurer dans d’autres régions révèle une facette plus authentique du pays, que j’ai hâte de découvrir de mes propres yeux. J’aimerais passer plus de temps à rencontrer les communautés locales, à comprendre leur mode de vie, à explorer ce qui est important pour elles.
J’ai aussi passé beaucoup de temps au Bhoutan, et j’aimerais y retourner pour approfondir mon expérience là-bas, tout comme je voudrais redécouvrir l’Inde du Nord.
Même si ma carrière m’a souvent ramené vers des terrains himalayens familiers en fonction des préférences de mes clients, j’essaie de plus en plus de découvrir de nouvelles régions. Il y a tant à explorer encore, et cette perspective m’enthousiasme énormément.
Réussir en alpinisme : la patience comme meilleur allié
Quels conseils donneriez-vous à un alpiniste débutant qui rêve de l’Himalaya et de l’Everest ?

Le meilleur conseil que je puisse donner à un débutant qui rêve de l’Himalaya et de l’Everest, c’est de prendre le temps nécessaire pour acquérir une expérience solide, étape par étape. Mon propre parcours d’alpiniste a commencé près de chez moi, dans les montagnes écossaises. Bien que modestes par leur altitude, ces sommets offrent un terrain exigeant et des conditions météorologiques particulièrement rudes, idéales pour développer ses compétences. Ensuite, j’ai évolué vers les Alpes avant de finalement me lancer dans les grands sommets de l’Himalaya.
Aujourd’hui, notamment à cause des réseaux sociaux, beaucoup cherchent le succès immédiat. Pourtant, la réussite durable, que ce soit en alpinisme ou dans d’autres domaines comme le monde des affaires ou de la finance, est toujours le fruit d’années, voire de décennies, de travail assidu et de dévouement.
Avec 19 ascensions réussies de l’Everest, Kenton Cool continue de nourrir sa passion pour cette montagne si singulière. Finalement, son histoire ne se résume pas au nombre de sommets atteints, mais aux valeurs qu’il y cultive : émerveillement, prudence, et surtout dévouement envers ses clients. Au-delà du record qu’il détient parmi les non-Népalais, Kenton Cool nous rappelle que la plus belle conquête en montagne demeure celle du partage et de l’humilité.