Il est des hommes qui repoussent les limites du possible. Des alpinistes qui explorent sans fin les faces les plus verticales des Alpes. Gilles Sierro figure parmi eux. Guide de haute montagne, professeur de ski et virtuose des pentes raides, ce passionné de glisse a fait des Alpes son royaume d’altitude. Connu notamment pour ses descentes spectaculaires depuis la Dent Blanche, Gilles nous ouvre aujourd’hui les portes de son univers où rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement. Il nous dévoile avec sincérité ce qui l’anime, de sa quête de sérénité en altitude à la joie de transmettre sa passion. Il nous raconte ses plus beaux souvenirs, son rapport aux risques, ses rencontres animalières lors de ses escapades photographiques et surtout, cette relation unique qu’il entretient avec la montagne. Rencontre avec Gilles Sierro, l’homme qui danse avec les pentes de l’impossible et l’amant de la Dent Blanche.
Gilles Sierro : guide de haute montagne et amoureux des cimes
Bonjour, Gilles. Tu es guide de haute montagne, professeur de ski, skieur de pente raide. Peux-tu nous en dire plus sur ton parcours ?
J’ai commencé à skier à deux ans et demi. Ce sport est venu à moi tout naturellement, puisque mon père était professeur de ski et que nous vivions en station, à Hérémence. J’ai pratiqué le ski alpin en compétition jusqu’à mes 16 ans, notamment en slalom géant, comme beaucoup de jeunes montagnards. J’ai par la suite passé mon diplôme de professeur de ski en Suisse, puis enchaîné directement avec la formation de guide. À 30 ans, j’étais guide et professeur.
On t’appelle « Gilles le skieur ». La montagne occupe une place centrale dans ta vie. Que ressens-tu lorsque tu es en haute montagne ?
Mes ressentis en haute montagne varient selon les circonstances. Lorsque j’accompagne des clients, mon attention est principalement dirigée vers la réalisation de leurs rêves et l’atteinte de leurs objectifs. Je suis davantage concentré sur leur expérience que sur la mienne. En revanche, quand je suis seul, je recherche avant tout une forme de quiétude mentale. La montagne m’offre une échappatoire aux tumultes de la vie quotidienne. Les factures, les problèmes, tous ces petits soucis s’évanouissent. En descendant une pente raide à ski, seul l’instant présent compte, tout le reste disparaît. Cette expérience apporte un état d’esprit plus calme, plus posé.

Quelles valeurs la haute montagne incarne-t-elle selon toi ?
Pour moi, la haute montagne représente plusieurs valeurs essentielles. La rigueur, tout d’abord, est incontournable. En pente raide, à haut niveau, sans cette rigueur, on ne va ni loin, ni longtemps. Pourtant, cette rigueur coexiste parfaitement avec l’amitié et les moments de décontraction. Lorsque je repense aux descentes avec Vivian Bruchez, ce sont nos éclats de rire et notre complicité qui me reviennent en premier. C’est cette ambiance que je garde en mémoire. La haute montagne incarne donc à mes yeux l’alliance de l’amitié, de la rigueur et du plaisir des choses simples : contempler un lever de soleil, apprécier la qualité de la neige, savourer un thé chaud…. Il n’y a pas besoin de compliquer les choses pour qu’elles soient belles. Dans notre quotidien, nous sommes souvent pris dans des schémas complexes où tout doit être parfait, au bon endroit, au bon moment. En altitude, c’est l’inverse : la simplicité suffit pour que tout devienne parfait.
La Dent Blanche : la montagne parfaite vue par Gilles Sierro
Tu es en particulier connu pour tes descentes spectaculaires depuis la Dent Blanche. Que représente cette montagne exceptionnelle pour toi ?
Pour moi, c’est la montagne parfaite, celle qu’on dessine instinctivement enfant : un triangle avec un peu de neige au sommet. C’est LA montagne emblématique de notre vallée, voisine du Cervin. Si le Cervin est le roi, alors la Dent Blanche est la reine. On dit souvent de moi que j’étais l’amant de la Dent Blanche, et elle, ma maîtresse. Ce n’est pas totalement faux. C’est surtout la première véritable grande montagne que j’ai vue de ma vie et que j’observais quotidiennement. C’est le 4000 de notre vallée.
Parmi toutes tes aventures sur la Dent Blanche, quel souvenir t’a le plus profondément marqué ?
Si je devais choisir un seul souvenir, spontanément, ce serait ma première dans la face nord de la Dent Blanche en juin 2024. Il s’agissait de la quatrième face de la Dent Blanche que je descendais à ski. Je considère cette dernière descente comme la fin d’un cycle. La fin de mon obsession pour cette montagne. Chaque fois que j’accompagnais des clients au sommet de la Dent Blanche, arrivé au sommet, j’examinais la pente en imaginant les trajectoires possibles. La descente que j’ai réalisée dans la face nord présentait une inclinaison supérieure à 50 degrés sur toute la longueur. Au passage le plus raide, je devais approcher les 58 degrés. C’était particulièrement impressionnant, d’autant plus que la neige était peu abondante. En contrebas s’étendait une barre rocheuse d’environ 300 mètres. Ce jour-là, il y avait entre 5 et 20 centimètres de neige sur de la glace et du rocher. J’ai même dû m’assurer sur une broche à glace pour chausser mes skis, tant la surface était glissante. La ligne est parfaitement visible sur une photographie capturée par Thomas Crauwels. C’était absolument incroyable, vraiment parfait ! Skier là-bas donnait l’impression d’évoluer comme sur un tremplin suspendu au-dessus du vide. C’était d’une beauté saisissante.

Gilles Sierro et l’art de transmettre sa passion
Parlons maintenant, si tu le veux bien, de ton métier de guide de haute montagne et de professeur de ski. En quoi la transmission est-elle importante à tes yeux ?
Je pense qu’on vit tellement de belles choses en montagne qu’on ressent naturellement l’envie de les partager avec d’autres personnes. Quand on skie, on éprouve des sensations uniques, on découvre des paysages qu’on ne pourrait jamais voir d’en bas. On vit aussi intérieurement des émotions très profondes. Pour moi, c’est ça la vraie motivation de la transmission : permettre à mes clients de ressentir ces émotions fortes. Et puis, il y a l’amitié aussi. En montagne, lorsqu’on réalise trois ou quatre courses avec quelqu’un, on devient amis pour des années. La montagne, c’est un peu comme regarder la vie en accéléré : tout se vit plus intensément.
Ton métier n’est pas sans risques. Ton rapport à la haute montagne a-t-il évolué depuis que tu es père ? Souhaites-tu transmettre ta passion à tes enfants ?
Mon rapport à la montagne a évolué, mais plutôt dans la manière dont j’en parle à mes enfants. J’essaie de me concentrer sur la beauté, plutôt que sur ce qui est dangereux ou triste. Ils ont cinq ans et trois ans, alors je préfère qu’ils gardent une image encore romantique de la montagne, qui leur donne envie d’y aller. Ça peut sembler étrange à dire, mais je n’ai pas l’impression d’avoir pris excessivement de risques avant d’avoir mes enfants, et je continue à fonctionner de la même manière. J’ai toujours tout fait pour limiter les risques et éliminer les dangers au maximum. La montagne est bien sûr une passion que j’aimerais leur transmettre. Je pense que, vu l’endroit où nous vivons, c’est une part de notre identité. La montagne peut transmettre de très belles valeurs, même si parfois, elles sont dures. J’aimerais leur apprendre à aimer la nature, le simple fait d’être dehors, que ce soit en forêt ou en montagne. Pour le ski, ils sont déjà complètement accros. Et comme beaucoup d’enfants, ils veulent faire comme leur papa et devenir guides !

Gilles Sierro : photographe animalier amateur
Tu pratiques également la photographie animalière. Peux-tu nous raconter tes plus belles rencontres animalières ?
Je ne suis pas au niveau de Thomas Crauwels, je fais plutôt de la photographie en amateur. Parmi les rencontres marquantes que j’ai faites, deux moments ressortent particulièrement. Le premier, c’était une harde de cerfs pendant le brame, au lever du soleil. J’étais en train de prendre des photos sur une arête en contre-jour, et soudain, un nuage éclairé par le soleil est arrivé juste derrière eux, créant une scène totalement irréelle. C’était un instant parfait, avec des couleurs incroyables que je n’ai même pas eu besoin de retoucher. Cette photo m’a vraiment marqué.

Le deuxième souvenir concerne aussi un cerf, le plus imposant de notre vallée, un véritable colosse que j’ai eu la chance de suivre pendant cinq ans. La première fois que je l’ai vu était extraordinaire. Je suis resté avec lui trois heures et demie, caché à seulement 35 mètres, sans qu’il ne me remarque une seule fois. J’ai pris plus de 500 photos jusqu’à ne plus savoir quoi en faire, puis je suis parti discrètement sans qu’il me voie. Les années suivantes, j’ai eu le bonheur de le retrouver chaque saison, jusqu’à cette année 2025 où je l’ai revu une dernière fois dans une réserve. Deux jours plus tard, il a été abattu pendant la chasse. Il était à la fin de sa meilleure période, il n’était déjà plus le roi qu’il avait été. J’ai éprouvé des émotions partagées : c’était triste parce que je ne le verrai plus, mais je sais qu’il était parti au bon moment, avant son déclin. Le garde-chasse, qui connaissait bien mon histoire avec cet animal, m’a donné l’occasion de le voir une dernière fois. C’était particulier, émouvant. C’est une histoire pleine de contrastes, avec des hauts et des bas, mais profondément marquante.
Gilles Sierro : contribution à la mise en lumière de la grandeur des Alpes
En quoi dirais-tu que tes activités contribuent à mettre en lumière la grandeur des Alpes ?
Je pense que mon activité comme guide en ski de pente raide permet d’emmener des personnes dans des endroits où elles ne seraient jamais allées autrement. En leur faisant découvrir ces lieux extraordinaires, on en fait des ambassadeurs de la montagne. Quand mes clients redescendent, ils racontent ce qu’ils ont vécu, à quel point c’était beau, et cela leur donne naturellement envie de protéger ces espaces. De plus, grâce à la pente raide, on peut mettre en lumière des sommets habituellement moins connus pour le ski, comme les Grandes Jorasses, le Bietschhorn, ou même la Dent Blanche. Ce sont avant tout des sommets d’alpinisme, mais en les abordant sous un autre angle, nous contribuons aussi à les valoriser autrement.

Gilles, merci pour ce bel échange. Souhaites-tu ajouter un mot pour terminer notre discussion ?
Oui, j’aimerais profiter de ce moment pour dire merci à Thomas Crauwels. Depuis la descente du Bietschhorn en 2021, toutes les photos de mes premières descentes viennent de lui. Il m’a permis de tracer mes lignes directement sur ses photographies. C’est une belle façon de collaborer.
À travers les pentes vertigineuses et les sommets conquis, Gilles Sierro incarne l’âme des Alpes dans ce qu’elle offre de plus pur. Son regard passionné nous rappelle que la montagne nous ramène à l’essentiel : la beauté d’un instant, la force d’une amitié, la simplicité d’un moment vécu pleinement.