Fine Alpine Art
Rencontres au Sommet

Vivian Bruchez Le Ski de Pente Raide au sommet de son art

Ecrit par Thomas Crauwels
Vivian Bruchez, skieur de pente raide, en train de descendre à ski

Guide de haute montagne et skieur de l’extrême, Vivian Bruchez mène le ski de pente raide au sommet de son art. Originaire de la vallée de Chamonix, il grandit au cœur des Alpes sous l’égide du Mont-Blanc et de ses Aiguilles fabuleuses. Puisant dans la montagne son inspiration, il devient, à force d’ascensions, artiste des cimes et pionnier des hauteurs. Rencontre avec Vivian Bruchez, spécialiste du ski de pente raide, qui redessine la montagne comme il nous fait rêver.

Vivian Bruchez | Enfant de Chamonix et amoureux des Alpes

Bonjour, Vivian. Guide de haute montagne, skieur de pente raide, tes activités sont nombreuses. Pour commencer cet échange, comment te définirais-tu ?

Je suis originaire de Chamonix et mes racines puisent leur force dans cette vallée. Bruchez est un nom valaisan mais ma famille habite ici depuis le XVIIIe siècle au moins. Nous avons toujours été bercés par les montagnes et leur verticalité nous inspire. Je suis guide de haute montagne et professeur de ski à l’ENSA (École nationale de ski et d’alpinisme). Ma spécialité, c’est le ski de pente raide. Aujourd’hui, je consacre l’essentiel de mon temps à réaliser des descentes, à rapporter des images, à communiquer et à écrire.

J’aime pratiquer et transmettre. Le métier de guide peut s’envisager de mille manières. Il peut s’agir de réaliser l’ascension de sommets avec des clients, mais il peut aussi s’agir, de façon plus globale, de faire rayonner la montagne. Donner l’envie aux autres de partir à la rencontre des plus beaux sommets des Alpes et du monde. De parcourir leurs flancs, de contempler les trésors de cet environnement exceptionnel. C’est ainsi que je conçois mon métier. Par ma pratique, offrir la possibilité aux gens de tous horizons de découvrir la haute montagne et d’apprendre à l’apprécier. Leur donner accès à cet univers remarquable par la randonnée, l’escalade, le ski, l’enseignement, la photographie ou le documentaire. Poussé par mon amour de la montagne et de la nature, par ce désir de transmission et de partage et par mon attachement à ce territoire unique. Guider l’autre vers les hauteurs, quelle que soit la voie que l’on emprunte.

Vivian Bruchez, skieur de pente raide, en train de remonter une pente de neige
©Boris Langenstein

Parle-nous de cette montagne que tu aimes tant. Quel rôle joue-t-elle dans ta vie et quelles valeurs incarne-t-elle, selon toi ?

La montagne est essentielle à ma vie. Elle est source d’épanouissement, de dépassement, de création. Comme un socle devient égérie, elle me porte et m’inspire. À son contact, j’imagine de nouveaux itinéraires, je deviens pionnier, je la réinvente.

La montagne nous oblige à l’humilité et au respect. Elle exige de nous préparation et engagement. La notion de cordée est également très importante pour moi. Il m’arrive de réaliser des projets en solitaire, et j’y prends du plaisir, mais je suis un homme de cordée. J’aime l’expérience partagée, l’aventure commune. Je choisis mes partenaires en fonction du projet que je mène et des aspirations de chacun. Pour que leurs compétences contribuent à notre réussite. Pour que la victoire soit collective. Pendant longtemps, j’ai fait appel aux gens que je connaissais, en qui j’avais pleinement confiance. Mais, depuis quelque temps, mon champ de recherche s’élargit. Au printemps 2023, je me suis lancé dans une aventure incroyable avec Cody Townsend. Nous n’avions skié ensemble qu’une fois et le courant passait bien entre nous, mais je le connaissais à peine. Nous sommes pourtant partis pendant trois semaines au nord-est du Canada, face au Groenland, pour explorer la Terre de Baffin. J’ai vécu à ses côtés une expérience extraordinaire. De cette expédition est né le film The Polar Star. Nul besoin finalement d’échanger pendant des heures pour s’engager ensemble. L’essentiel est de s’assurer que nous sommes à l’écoute l’un de l’autre, que l’on se comprend et que l’on se fait confiance. Quand il existe, ce lien impalpable et pourtant si puissant relève de l’évidence.

Vivian Bruchez, skieur professionnel, en train de remonter une pente de neige dans les Alpes
©Boris Langenstein

Si tu devais n’en choisir qu’un, quel serait ton plus beau souvenir en montagne ?

Je pense immédiatement à Kilian Jornet. Il est celui qui m’a le plus inspiré et avec lequel j’ai le plus appris. Plusieurs fois champion du monde de ski-alpinisme et de trail running, son parcours est incroyable et son palmarès impressionnant. La première fois que j’ai ouvert une nouvelle voie à ski, c’était avec lui, en 2012. Auparavant, j’avais fait mes premières armes en réalisant toutes les grandes descentes classiques. Mais, avec lui, j’ai innové, j’ai créé un nouvel itinéraire, celui de l’éperon Migot, sur l’Aiguille du Chardonnet. Kilian Jornet m’a offert la chance de rêver plus grand. Il m’a permis de voir plus loin, de développer une relation plus avant-gardiste avec la montagne. J’ai vécu là l’un des moments les plus marquants de ma vie de skieur. De nouveaux horizons se sont alors ouverts à moi, repoussant les limites de mon imagination.

Tu sais, j’ai l’impression que ma vie est jalonnée de chapitres. Quand j’étais jeune, j’étais athlète de haut niveau. Le sport de compétition prône finalement les mêmes valeurs que la montagne : la nécessité d’y être préparé, l’exigence. Je suis ensuite devenu guide de haute montagne et moniteur de ski professionnel. Puis, j’ai travaillé comme entraîneur de ski alpin. J’entraînais les jeunes de la vallée de Chamonix pour les mener au meilleur niveau. En parallèle, je me perfectionnais au ski de pente raide. Jusqu’au jour où Kilian a ouvert un nouveau chapitre de mon existence : la création d’itinéraires à ski. À partir de ce moment, ma vie a changé et je me suis consacré plus intensément à la montagne.

Quel est le sommet des Alpes avec lequel tu entretiens le lien le plus fort ?

J’ai grandi à Argentière, sous le regard de l’Aiguille du Chardonnet, de l’Aiguille d’Argentière et de l’Aiguille Verte. Leur verticalité les relie à l’alpinisme autant qu’au ski et, en cela, elles sont intimement liées à ma pratique. Et puis, je m’y projette depuis toujours, elles font presque partie de ma famille. Si je devais n’en choisir qu’une, ce serait l’Aiguille Verte, qui se prête plus particulièrement au ski. Mais, elles sont toutes les trois essentielles à ma vie. Elles se regardent, ces montagnes. Inspirantes et magnifiques, elles semblent nous inviter à leur cime. Et lorsqu’on arrive à l’un de ces sommets, l’autre nous appelle. C’est là que se dévoile la magie des Alpes. Grimper sur une bosse pour voir au-delà, passer un col pour apercevoir une autre vallée. Et s’aventurer dans une course éternelle. La montagne nous fait sans cesse découvrir une nouvelle part d’elle-même et ma pratique se nourrit de cet infini. Les Alpes nous offrent un terrain d’exploration fabuleux par la diversité de ses paysages, la quantité de ses sommets et leur proximité. En Himalaya, les hauts sommets sont plus éloignés les uns des autres et chaque ascension nécessite une organisation complexe. Mais, dans les Alpes, nous pouvons mener des expéditions très techniques en trois ou quatre jours et l’aventure est déjà exceptionnelle.

Ton amour de la montagne dépasse-t-il la frontière des Alpes ?

Pendant près de 20 ans, j’ai focalisé mon activité sur la région de Chamonix. J’aurais d’ailleurs pu y rester toute ma vie car chaque jour la montagne y est différente. Les lumières changent, les conditions évoluent. Je ne me lasse jamais de la vallée et des sommets qui l’entourent. Mais, depuis quelques années, les occasions qui me sont offertes de voyager au-delà des Alpes se font plus nombreuses. J’aimerais bien sûr me rendre en Himalaya pour éprouver ma pratique à très haute altitude. À travers chaque voyage, on apprend. Et c’est en rapportant le fruit de nos expériences que nous réinventons notre pratique alpine. Découvrir de nouveaux environnements, faire face à de nouvelles contraintes, tenter de nouvelles approches, tout cela contribue à nous enrichir. Expérimenter par soi-même une situation est tellement plus puissant que de simplement en entendre parler. En ressentant les choses, on les intériorise, on les assimile. Il est ensuite plus facile de reproduire une stratégie qui fonctionne et de l’enseigner à d’autres.

Vivian Bruchez | Guide de haute montagne à la cime des plus belles montagnes des Alpes

Parlons maintenant d’alpinisme. Quelle émotion l’ascension des hauts sommets alpins te procure-t-elle ?

À l’automne, je m’entraîne pour l’hiver. Il y a quelques jours, j’ai parcouru près de 1000 mètres de dénivelé dans la forêt. S’il existe un chemin, je le laisse à d’autres pour marcher droit vers le sommet. Je suis les empreintes qui jonchent le sol, je me fonds dans la nature. Investi corps et âme dans l’ascension que je mène, je redeviens animal. Car la montagne nous oblige à une totale implication. Garder les yeux ouverts et les sens éveillés, rester aux aguets, demeure une exigence. Pense à autre chose, et tu prends des risques. La montagne est intransigeante.

Elle est aussi un terrain d’authenticité. La montagne nous incite à profiter pleinement du moment présent, à nous unir à la nature. Elle suscite en nous l’envie de nous dépasser. Lorsque je sens mon cœur battre plus fort, quand mon souffle s’accélère, je me sens vivant. À son contact, j’apprends des choses sur moi-même, je me redécouvre. La montagne nous révèle à nous-même autant qu’elle nous renouvelle. Elle est enfin pour moi un terrain d’exploration, un laboratoire de recherche. J’expérimente de nouvelles tenues, je teste de nouvelles approches et, parfois, grâce à des réglages minimes, j’améliore ma pratique.

Pourquoi avoir décidé de devenir guide de haute montagne et que représente ce métier pour toi ?

En fait, je ne me suis jamais vraiment posé la question. Devenir guide était pour moi une évidence. J’avais cette ferveur en moi depuis toujours. J’ai eu la chance inouïe de ne pas avoir à chercher ma voie, elle a grandi en moi naturellement. Mes parents étaient moniteurs de ski et, tout au long de ma jeunesse, je me suis imprégné de leur univers. À la maison, nous partagions nos repas avec leurs clients. L’amitié, la transmission et le partage autour de la montagne ont toujours fait partie de mon quotidien. Mais, le métier de guide relève de la passion. C’est une vocation à laquelle on consacre sa vie. En tant qu’indépendant, je dois gérer mon entreprise, orienter ma clientèle, prendre les bonnes décisions et, surtout, assurer la sécurité de mes clients. Les responsabilités sont grandes et l’investissement total. Mais, chaque guide envisage sa pratique différemment. Et j’aime l’idée de pouvoir décliner ce métier de mille façons. Je le modèle à mon image pour m’y épanouir.

Vivian Bruchez, skieur de pente raide, en train de chausser ses skis en pleine nuit
©Boris Langenstein

En tant que guide de haute montagne, peux-tu nous faire partager une expérience qui t’a particulièrement marquée ?

Puis-je parler de mon expérience à tes côtés ? J’ignore si tu es venu me chercher simplement pour réaliser des ascensions ou pour que je t’aide à trouver ton propre chemin. J’ai beaucoup aimé les moments que nous avons passés ensemble. Alors que je réalisais des descentes à ski dans les Alpes suisses, et notamment sur le Weisshorn, tu m’as envoyé l’une de tes œuvres accompagnée d’un mot : « Vous, vous aimez descendre les montagnes à skis, moi j’aime les photographier. » C’est comme ça que l’on s’est connu. J’ai été ton guide sur de nombreuses aventures. Et, peu à peu, je t’ai vu évoluer.

Je me souviens du jour où tu as rejoint pour la première fois le sommet du Cervin, cette montagne mythique que tu aimes tant. Un moment inoubliable. Ce jour-là, alors que tu étais encore empreint de questionnements, alors que tu cherchais encore ta voie, tu es enfin arrivé au plus près de toi-même. Tu t’es trouvé ce jour-là. Quelle émotion incroyable de partager ce moment unique avec toi ! Au fil des ascensions et au contact des montagnes, je t’ai vu grandir et t’épanouir. Tu cherchais les raisons de ton parcours, de cette force qui t’a mené jusque dans les Alpes pour y devenir photographe. Et tout à coup, ton art prenait un sens nouveau. Alors que tu avais l’habitude de tourner autour des montagnes pour les photographier, tu as commencé à les gravir. Au départ avec beaucoup d’appréhension, bien sûr, puis avec davantage d’assurance, jusqu’à envisager l’escalade comme naturelle.

Notre histoire est belle et notre complicité précieuse. La montagne nous a réunis, faisant naître entre nous une amitié indéfectible. Car ce que l’on vit en montagne est toujours très puissant. D’autant que je n’ai gravi à tes côtés que des sommets que je ne connaissais pas. J’étais moi aussi dans la découverte, nous partagions la même aventure. Alors, même si nous n’avons pas l’occasion de nous voir souvent, je sais que notre lien reste profond et authentique.

Je garde également un souvenir marquant d’un client qui est venu vers moi pour que je le forme au ski de pente raide. Ses objectifs étaient immenses et il n’était pas prêt. Alors, pendant 5 ans, nous avons effectué ensemble des descentes à ski de montagne et de pente raide. Nous avons travaillé sa technique et il a progressé. Un jour, il m’a annoncé qu’il désirait se rendre sur le Mont Blanc du Tacul pour réaliser la descente du couloir Gervasutti. Ce couloir gigantesque de 800 mètres avec une pente de près de 50 degrés. C’est un must, un absolu. Mais, au sommet de ce couloir se trouve un sérac colossal. À chaque vibration, des éclats de ce mur de glace menacent de se détacher et les risques sont importants pour qui tente sa chance. Ayant déjà descendu cette voie mythique, je n’avais aucune raison d’y retourner. Et je jugeais qu’il était trop dangereux pour moi d’y guider mon client. Alors, je l’ai aidé à progresser encore pour qu’il puisse réaliser cette descente seul. Puis, le moment est arrivé. Alors que les conditions étaient favorables, il a dormi en refuge avant de rejoindre le sommet au petit matin. Et il a réussi à skier seul le couloir Gervasutti.

J’ai vécu sa victoire comme un accomplissement. Il n’y a rien de plus beau que d’offrir à l’autre l’occasion de réaliser son plus grand rêve. Devenir l’instrument de sa réussite, l’élément d’un rouage qui nous dépasse. L’accompagner jusqu’à ce qu’il vole de ses propres ailes et voir le bonheur dans ses yeux. C’est une sensation exceptionnelle. C’est pour ces moments magiques que j’aime mon métier. J’aime que nos ascensions soient une aventure physique autant qu’un voyage intérieur. J’aime voir évoluer mes clients, les voir façonner leur propre chemin pour finalement parvenir au sommet à jamais différents. Les voir grandir au contact de la montagne et de leur rêve.

Vivian Bruchez | Spécialiste du ski de pente raide et artiste des cimes

Si tu le veux bien, parlons un peu de ski. Tu es skieur, spécialiste du ski de pente raide. Quelle place occupe cette discipline dans ta vie ?

Vivian Bruchez en train de descendre à ski une pente de neige
©Boris Langenstein

Le ski de pente raide est venu à moi naturellement. La verticalité faisait partie de mon quotidien. Déjà tout jeune, les descentes que je réalisais me paraissaient d’une difficulté normale alors qu’elles étaient considérées par la plupart des skieurs comme d’un très haut niveau. Grandir à Chamonix m’a permis de porter un regard différent sur la montagne. La station inspire l’excellence. Chaque jour, on y croise des champions de toutes disciplines : alpinistes, grimpeurs, parapentistes, spécialistes de la chute libre… Et à l’époque où je me préparais à devenir guide, je me suis rendu compte que, dans les endroits où je grimpais, j’étais aussi capable de skier. Alors, j’ai très rapidement trouvé mon chemin dans le ski de pente raide.

Mes limites, je les fixe moi-même, en fonction des émotions que je ressens, de mon expérience et des conditions que m’offre la montagne. Mais, les limites demandent toujours à être bousculées, réinventées. À force d’écouter les autres, on ne fait jamais rien. Il suffit parfois de porter un regard différent sur les choses, de les aborder d’une autre manière, d’y mettre d’autres compétences, pour que ce qui n’était pas possible hier le devienne aujourd’hui.

Il est certain que la montagne change, elle se métamorphose. Certains itinéraires autrefois pratiqués ne seront sans doute plus jamais empruntés. Voilà tout l’enjeu du montagnard du futur : continuer à inventer, s’adapter à de nouvelles conditions, jouer avec les éléments. L’alpiniste en est capable, lui qui doit sans cesse ajuster sa pratique aux exigences de la montagne.

Ouvrir de nouveaux itinéraires, donner vie à une page blanche, quelles sensations cela te procure-t-il ?

Cela relève de l’exploration. Avant d’ouvrir un itinéraire à ski, je le parcours en le grimpant, je scanne les éléments, je le ressens. Je décompose la descente. À un endroit où le danger existe, je sais qu’il me sera impossible d’y envisager une chute, alors qu’à un endroit plus large, je pourrai descendre en étant plus détendu. Ouvrir une nouvelle voie relève pour moi de l’esthétique. Je ne saurais expliquer ce qui me touche ni ce que je recherche dans une montagne, mais si je la sens belle, si la ligne que je trace sur ses flancs sublime sa grandeur, alors l’expérience que j’y vis est féérique. J’aime les itinéraires détournés, qui enveloppent les montagnes, car j’aime l’idée de rallonger le voyage. La part de logique qui m’aide à définir une ligne aboutit à la création d’un parcours artistique modelé en l’honneur de la montagne que j’arpente.

Je suis très touché lorsque l’on m’appelle l’artiste des cimes parce que cette vision artistique me guide sans cesse. Dans l’esthétique d’une ligne, dans l’histoire que je crée. J’envisage le ski de pente raide comme un terrain d’expression. Comme le peintre manie le pinceau, j’utilise mes skis comme des instruments. Les chausser me connecte à la montagne. Mais, mon ultime récompense se trouve dans la répétition. Lorsque les gens parcourent à leur tour mes itinéraires, qu’ils y vivent leur propre aventure. Lorsque j’ai réussi à susciter leur curiosité, à faire naître leur envie. C’est là que ma démarche prend tout son sens.

Vivian Bruchez, guide de haute montagne et skieur de pente raide, en trainde descendre à ski devant des crevasses
©Boris Langenstein

Quelles sont les réalisations sportives dont tu es le plus fier ?

Je dirais que l’expérience qui m’a le plus marqué, c’est l’ouverture en 2018 d’un nouvel itinéraire dans le Nant Blanc, le long de l’Aiguille Verte. Cette descente a été réalisée pour la première fois en 1989, avant d’être pratiquée de nouveau en 1999 et en 2009. La descente du Nant Blanc est considérée comme la plus mythique des Alpes. À juste titre, car elle est très engagée et a la particularité d’être visible de Chamonix. Chaque jour, on s’y projette, on en rêve. En grandissant dans la vallée, face à cette pente spectaculaire, je m’étais convaincu que la descendre relevait de l’impossible. Mais, il faut savoir dépasser les barrières que l’on s’impose. Après plusieurs tentatives, j’ai réussi à descendre cette paroi vertigineuse sans pourtant suivre l’itinéraire de mes prédécesseurs. J’ai choisi d’offrir une issue nouvelle à cette traversée. Une manière de réinventer la face ouest de l’Aiguille Verte, de poser un nouveau regard sur ce pic de légende. Cette descente marque une étape importante de mon parcours. J’y ai mis le meilleur de ma technique tout en redessinant l’itinéraire à mon image. S’inspirer de ce qui existe pour mieux le sublimer, donnant ensuite, je l’espère, l’envie à d’autres d’y ajouter leur touche personnelle. C’est ainsi que j’envisage les choses.

Vivian Bruchez | Professeur de ski extrême à l’École nationale de ski et d’alpinisme

La transmission occupe une place centrale dans ta pratique. Qu’enseignes-tu au sein de l’ENSA (École nationale de ski et d’alpinisme) ?

L’ENSA forme à la fois les moniteurs de ski et les guides de haute montagne en France. J’interviens sur les deux volets, et notamment sur la formation des professionnels de demain au ski hors-piste. J’y consacre pour le moment 4 semaines par an minimum en plein cœur de l’hiver. L’équipe enseignante mène un travail commun, autour d’un même programme destiné à délivrer un message global. En fonction de son expérience et de ses compétences, chaque professeur propose un apprentissage unique. J’aime enseigner car, lorsque l’on transmet à l’autre, on apprend aussi beaucoup sur soi-même. Cela exige de trouver le bon moyen de se faire comprendre, de se poser les bonnes questions. Quel est le message que je souhaite adresser aux futurs professionnels ? Quelles sont les valeurs que je juge importantes à inculquer ? Et en me questionnant ainsi, je fais évoluer ma propre pratique. C’est un échange intense et fructueux duquel on ressort tous gagnants.

Vivian Bruchez | Skieur de pente raide sous les projecteurs du cinéma documentaire

Peux-tu nous parler des films documentaires qui mettent en lumière ta pratique du ski de pente raide ?

T’es pas bien là ? est le film qui m’a fait naître dans le monde cinématographique. Sorti en 2013, il est encore diffusé aujourd’hui sur Netflix, ce qui lui assure une visibilité importante. Depuis, je participe à près d’un film par an. Cette année, deux de mes films sont même projetés, le premier sur mon expédition en Terre de Baffin et le second sur l’Aiguille Verte.

J’interviens tout au long du processus de création. Je définis le sujet du film, je monte le projet et je le rends possible. Même si je n’en suis jamais l’auteur, j’ai toujours été très impliqué dans l’écriture des scripts. Je travaille bien sûr avec une équipe de tournage qui filme, réalise le montage, gère la diffusion. Mais, aujourd’hui, je crée de plus en plus de contenu par moi-même, à l’aide d’une caméra embarquée ou d’un drone par exemple. Même si l’autoproduction représente un travail énorme, j’aime l’idée de boucle. J’aime l’idée d’embrasser un projet dans sa globalité. Et j’adore m’investir pour faire vivre mes films au-delà de leur tournage. J’accompagne ces projets jusqu’à leur projection et je les présente au public. Être présent dans les festivals et dans les salles me tient vraiment à cœur.

Je te vois sourire. Un souvenir de ces projections cinématographiques te revient-il en tête ?

En évoquant ainsi mes films, je repense à un souvenir amusant. Me permets-tu une petite digression ? L’histoire se passe en 2019. Je réalisais une tournée de 190 dates en Europe pour présenter mon film Entre les lignes, sorti en 2018. Mais, j’avais l’envie de faire vivre aux spectateurs une expérience unique. Je voulais que le ski sorte de l’écran pour entrer sur la scène. Alors, j’ai construit un module en bois de 6 mètres de haut simulant une piste. Personne n’avait jamais réalisé pareille performance auparavant. Il m’a fallu tout inventer, sélectionner les bons matériaux, trouver la bonne structure. Je me suis mis en difficulté, mais j’ai été mille fois récompensé par l’accueil du public. À la fin de chaque représentation, j’arrivais sur scène avec ma tenue de ski et mon micro. Je grimpais en crampons jusqu’au sommet de la pente artificielle que j’avais élaborée, avant de la descendre à skis. Le public était conquis ! De retour sur scène, nous échangions sur la technique du ski de pente raide et l’histoire de la discipline. J’ai adoré ces moments de partage. Transmettre ma vision du ski tout en surprenant le public. J’ai vécu tout au long de cette tournée une expérience formidable.

L’histoire est belle, mais elle est loin d’être finie ! En voyant que plusieurs de mes amis skieurs, pourtant expérimentés, rencontraient des difficultés à skier sur ce module, je me suis dit qu’il pourrait être utile de l’intégrer à la formation proposée par l’ENSA. Je l’ai fait évoluer et, aujourd’hui, cette piste est utilisée dans l’enseignement du ski de pente raide. Qui aurait imaginé que cette invention destinée à offrir davantage au public devienne un jour outil pédagogique ? Au début, les gens me prenaient pour un illuminé et moi, ça me faisait rire. Je m’épanouissais dans ce projet et c’était l’essentiel. Mais, de voir que ma piste en bois accompagne désormais les futurs professionnels dans leur progression me rend heureux. J’ai innové, j’ai osé. Ne pas s’imposer de limites, suivre son instinct, faire vivre son imagination, et y croire surtout. Croire en soi et en ses projets. Voilà la leçon que je tirerais de cette histoire. Parfois notre vision surprend mais, avec le temps, elle finit par trouver sa juste place.

Vivian Bruchez | Ski de pente raide et mise en lumière de la grandeur des Alpes

Ton métier n’est pas sans risques. Ton rapport à la montagne a-t-il évolué depuis que tu es père ?

Étonnamment, les projets les plus audacieux que j’aie réalisés depuis que je pratique le ski de pente raide ont vu le jour après la naissance de mes filles. Mes projets sont de plus en plus engagés mais, depuis que je suis papa, j’accorde davantage de temps à leur préparation. Je pèse le pour et le contre, je prends mes décisions de façon plus professionnelle. Au contact de la montagne et des éléments, le danger est présent, alors j’adapte ma technique aux risques encourus. J’évalue la pertinence des aventures dans lesquelles je me lance, je m’autorise à refuser certaines propositions. Et, surtout, je me pose les bonnes questions : cette expédition a-t-elle du sens pour moi ? Pourquoi est-ce que je ressens le besoin d’y aller ? Pour me prouver des choses ? Parce qu’on me pousse à la mener ? Ces questions habitent mon esprit au quotidien. En faisant des choix raisonnés, ma pratique devient plus constructive. Il est facile de s’engager pour de mauvaises raisons, à nous alors de savoir réagir pour redresser la barre.

Vivian Bruchez, guide de haute montagne, en train de descendre une pente raide à ski
©Boris Langenstein

En quoi dirais-tu que tes activités contribuent à mettre en lumière la grandeur des Alpes et de la haute montagne ?

J’aime transmettre de la montagne ce que j’y ressens, ce que j’y vis chaque jour. L’émotion et le partage sont au cœur de ma démarche. Mes projets se nourrissent des valeurs que porte la montagne, l’engagement, l’authenticité, la contemplation. Des lignes que je crée sur les plus belles cimes aux films qui naissent de ma pratique, mon travail témoigne de la beauté des Alpes. J’aime l’idée d’être le relais d’une histoire qui me dépasse. Parce que la montagne d’aujourd’hui n’est ni celle d’hier ni celle de demain. L’évolution des sommets emblématiques que je côtoie au quotidien, le parcours des personnages qui ont écrit l’histoire de l’alpinisme, tout cela m’inspire profondément. Ce passé volontaire et foisonnant instille en moi l’envie de nouveaux projets.

Préserver la mémoire des Alpes me tient aussi à cœur. À l’issue d’un projet qui m’a mené au sommet des plus célèbres montagnes des Alpes, j’ai ainsi fait don de ma tenue de ski au musée alpin de Chamonix. La silhouette du skieur d’aujourd’hui, et les images correspondantes, font désormais partie du patrimoine alpin, illustrant la pratique d’aujourd’hui. Et j’en suis infiniment touché. Nous ne cessons de nous inspirer de nos prédécesseurs, mais n’oublions jamais que nous sommes également les aînés des générations futures. Et laisser une trace me semble essentiel.

C’est aussi pour cela que filmer me paraît important. J’ai toujours voulu communiquer auprès du public le plus large possible. Alors, quand mes documentaires sont diffusés sur Netflix ou à bord des avions Air France, je suis comblé. C’est l’accomplissement d’un rêve. Car mon œuvre touche alors des personnes de tous horizons. À moi de faire que la rencontre soit belle. À moi de réussir à les sensibiliser à la montagne d’une autre manière, par l’émotion au-delà de la performance, par les sensations plus que par la seule technique. Ce petit plus qui fait que le film fonctionne, cet indicible qui permet aux gens de s’identifier aux images qui défilent, est difficile à percevoir. L’impalpable ne s’explique pas et il est rare de l’atteindre. Soit on en fait trop, soit on s’y prend mal, soit la démarche reste incomprise. Mais, lorsque la magie opère, lorsque l’intention juste illumine le film, et quand le public la perçoit, alors l’aventure est extraordinaire. Pour le moment, j’ai la chance inestimable de voir mes films recevoir un bel accueil. Et j’en suis très heureux. Ma plus belle récompense se joue dans les festivals, quand je prends le pouls de salles pleines et que je réponds aux questions des spectateurs après la représentation. Je donne beaucoup plus au public au cours de ces échanges que dans les films eux-mêmes. C’est là que mon métier prend tout son sens. Transmettre un message, faire partager une passion, mettre en lumière la grandeur des Alpes, et s’enrichir du regard de l’autre. Voilà la raison de mon parcours. De mes ascensions en haute montagne à mes descentes inédites à ski de pente raide, voilà pourquoi mon cœur bat chaque jour.

Vivian Bruchez poursuit sa route à la cime des Alpes. Créateur d’itinéraires toujours plus inspirants, il ouvre la voie aux générations futures. Transmettant au travers de ses films, de sa pratique et de son enseignement, sa passion pour la montagne et son amour de la vie. Parce que rien n’égale la splendeur des Alpes. Parce que le présent se nourrit sans relâche du partage et de l’aventure. 

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