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Histoire des Alpes, Portraits de Montagnes

Histoire des Premières Ascensions de la Face Nord de l’Eiger

Ecrit par Thomas Crauwels
Eiger Grindelwald - image montagne enneigée en noir et blanc - Photo montagne dans la brume

Dans l’Oberland bernois, au cœur des Alpes suisses, se dresse une montagne. Pyramide rocheuse sertie de glace scintillante, l’Eiger pointe vers le ciel. Porté par la grandeur du Mönch et de la Jungfrau, il règne sur la vallée de Grindelwald. Mais, connaissez-vous l’histoire de ce sommet mythique ? Savez-vous que d’un épieu royal il s’est mué en ogre redoutable pour mieux lutter contre la vanité des hommes osant fouler la roche de sa paroi nord ? Cette muraille verticale de plus de 1600 mètres de dénivelé est l’une des trois grandes faces nord des Alpes, avec celles du Cervin et des Grandes Jorasses. Mais, par les drames qui s’y sont joués et les victoires remportées, elle est, sans conteste, la paroi des Alpes la plus légendaire. Je vous invite à découvrir l’épopée tragique et fascinante des premières ascensions de la face nord de l’Eiger.

Ascension de la face nord de l’Eiger | Histoire tragique dans les Alpes bernoises

Les drames se succèdent sur les flancs de l’Eiger avant que l’homme ne parvienne enfin à franchir sa face nord, impitoyable et entêtante. 17 juillet 1934, Willy Beck, Kurt et Georg Löwinger, trois alpinistes originaires de Saxe, tentent l’exploit. Deux jours plus tard, la chute terrible de Willy Beck sonne la fin de leur expédition. L’ogre bernois attire de nouveau les alpinistes le 21 août 1935. Karle Mehringer et MaxSedlmayr viennent de Munich pour affronter sa face nord. Ils s’accrochent à leur rêve pendant cinq jours avant de disparaître à hauteur de ce que l’on nomme désormais le « Bivouac de la mort ».

Le Grand Eiger, vu depuis la Wengernalp par Maximilien de Meuron (début du XIXe siècle)

La montagne résiste mais l’homme persévère, poussant l’obsession jusqu’à la folie, comme le diront certains. Le 18 juillet 1936, Toni Kurz, Andreas Hinterstoisser, Edi Rainer et Willy Angerer se lancent à leur tour à la conquête de l’Eiger par sa face nord. De la Kleine Scheidegg, les observateurs suivent leur avancée mais, dès le lendemain, les nuages envahissent le sommet, cachant aux yeux du monde les méfaits de la montagne. Une chute de pierres touche Willy Angerer, imposant aux alpinistes de redescendre. Mais, l’Eiger se joue de leur audace. Les voilà prisonniers de leur propre piège. Quand, au cours de leur ascension, Andreas Hinterstoisser a réussi à vaincre le passage épineux que l’on nomme depuis « Traversée Hinterstoisser », les alpinistes ont retiré la corde qui leur assurait la possibilité d’une retraite. N’imaginant pas devoir rebrousser chemin.

Désormais confrontés à ce passage infranchissable, ils entament une descente sans nul doute mortelle. Les conditions sont mauvaises et la fatigue les gagne. La roche de l’Eiger, humide et glaciale, devient leur pire ennemie. L’équipe décide de descendre en rappel jusqu’au pied de l’Eiger et parvient à entrer en contact avec des sauveteurs postés à la gare d’Eigerwand. Tout n’est pas encore perdu et ils gardent espoir. Mais, alors qu’Andreas Hinterstoisser se détache de la cordée pour installer le dernier rappel, une avalanche se déclenche, emportant avec elle l’alpiniste bavarois. Willy Angerer succombe également à l’impact de sa chute et Edi Rainer meurt asphyxié par le poids de la corde écrasant son diaphragme. Seul survivant de l’avalanche, Toni Kurz reste accroché aux corps de ses compagnons de cordée.

Trois guides prennent tous les risques pour venir à son secours, mais ils ne peuvent l’atteindre. Le 22 juillet, après quatre nuits passées sous les griffes de l’Eiger, son bras est gelé. Il parvient tout de même à couper la corde qui le relie à Willy Angerer et se raccroche à la paroi rocheuse. Les sauveteurs ne pouvant le rejoindre attachent entre elles deux cordes dont il se saisit. Mais, malgré ses efforts, impossible pour lui de faire passer à travers son mousqueton le nœud qui unit ces deux cordes. Il s’acharne, déploie ses dernières forces, ne cède rien à la montagne, qui est sans merci. Mais, en vain. Épuisé, il se résigne à quelques mètres du salut. L’un des guides se trouve désormais si près de lui qu’il peut toucher ses crampons avec son piolet. Mais, il se meurt, peu à peu engourdi par le froid glacial de l’Eiger. Dans un dernier souffle, il prononce ces mots : « Je n’en peux plus. » Comme des autres, la montagne a eu raison de lui. Et si l’envie vous vient de revivre ce drame, le film Duel au sommet, sorti en 2008, conte l’histoire du tristement célèbre désastre de la face nord de l’Eiger.

Première ascension de la face nord de l’Eiger | Un exploit retentissant au sommet des Alpes suisses

À l’issue de cette tragédie, le canton de Berne tente d’empêcher toute nouvelle ascension. La face nord de l’Eiger a déjà pris la vie de neuf alpinistes, il lui faut mettre fin à cette hécatombe. Il libère les guides locaux de leur devoir de porter secours aux explorateurs qui s’y engageraient. Malgré ces mesures dissuasives, les prétendants affluent au pied de la montagne triomphante. Et le 21 juillet 1938, deux cordées se lancent à la conquête de son implacable paroi nord : les Autrichiens Fritz Kasparek et Heinrich Harrer d’un côté, les Allemands Andreas Heckmair et Ludwig Vörg de l’autre. Les Allemands sont mieux équipés, mais les Autrichiens ont l’avantage de connaître la voie qui leur permettra de redescendre par le flanc ouest de l’Eiger. Ils décident alors, au cours de l’ascension, d’unir leurs forces pour parvenir à vaincre la montagne.

Le combat est rude et le défi immense. Durant trois jours et trois nuits, les alpinistes luttent contre les vents, affrontent les avalanches et déjouent les pièges du géant de roche. Ils tiennent bon, coûte que coûte ils persévèrent. Et le 24 juillet à 15 h 30, ils réussissent l’impensable. À 3967 mètres d’altitude, éreintés par leur expédition, ils exultent de bonheur. La face nord de l’Eiger est enfin vaincue et, d’une chimère arrogante, leur rêve s’est mué en prouesse remarquable. Fritz Kasparek écrit à propos de l’ascension : « À moitié gelés, fourbus et écorchés, nous avons enfin atteint le sommet. […] La tempête était devenue encore plus violente et soufflait de face. […] Nous sommes redescendus de quelques mètres pour nous serrer la main. »

Le monde s’empare immédiatement de leur victoire retentissante. La presse suisse se félicite d’un succès qui, comme l’espèrent les habitants de l’Oberland bernois, mettra un point final à la liste noire des ascensions qui ont coûté la vie à tant d’alpinistes. Tandis que le régime national-socialiste allemand instrumentalise cette performance pour en faire le symbole de la force des peuples réunis, quelques mois seulement après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne.

Ascension de la paroi nord de l’Eiger | De premières en records au cœur de l’Oberland bernois

Même si certains détournent les yeux de cette paroi titanesque, elle hante toujours l’esprit des alpinistes. Falaise magnétique, la face nord de l’Eiger fascine les âmes autant qu’elle impressionne. Et le 6 mars 1961, quatre alpinistes se lancent à sa conquête au cœur de l’hiver. Les Allemands Toni Hiebeler, Anderl Mannhard et Toni Kinshofer, et l’Autrichien Walter Almberger s’apprêtent à entrer dans l’histoire. Gravissant la montagne comme on remonte le temps, ils franchissent la célèbre Traversée Hinterstoisser et font halte non loin du Bivouac de la mort. Ils surmontent le névé de l’Araignée sans subir de chutes de pierres. Peu à peu, ils progressent, malgré les vents enneigés et la roche glacée. Le 12 mars à 10 h 45, ils atteignent enfin le sommet de l’Eiger. Sept jours d’une ascension périlleuse et mémorable. L’équipe triomphante vient de réaliser la première ascension hivernale de la paroi nord de l’Eiger.

Les premières se succèdent ensuite et, d’un monstre indomptable et vorace, l’Eiger se hisse au rang tant convoité d’emblème prodigieux des Alpes bernoises. Le Suisse Michel Darbellay réalise les 2 et 3 août 1963 la première ascension en solitaire de sa face nord. En mars 1966, deux équipes d’alpinistes décident cette fois de s’attaquer frontalement à cette paroi sombre. La première, anglo-américaine, rassemble John Harlin, Dougal Haston et Layton Kor, tandis que la seconde, allemande, est constituée de Jörg Lehne, Gunther Strobel, Robert Votteler, Sigi Hupfauer, Karl Kolikow et Rolf Rozenzopf. Les deux groupes unissent leurs efforts pour réussir la directissime de l’Eiger. Cet itinéraire vertical, le plus direct pour atteindre le sommet, devient ensuite la voie John Harlin, mort au cours de l’expédition à la suite de la rupture de sa corde.

En 1978, Tsuneo Hasegawa cumule les exploits en réalisant la première ascension hivernale de la face nord de l’Eiger en solitaire. Le 9 mars 1992, enfin, Catherine Destivelle est la première femme à gravir avec succès la face nord de l’Eiger en solitaire. Vaincu de toutes parts, l’Eiger entre ensuite dans l’ère des records. Les alpinistes n’ont de cesse d’améliorer leurs performances. En novembre 2015, l’alpiniste suisse Ueli Steck gravit la face nord de l’Eiger en 2 h 22 à peine. Imaginez le chemin parcouru en quelques décennies ! La montagne, intransigeante et gigantesque, laisse désormais l’homme fouler ses rochers.

Les trois grandes faces nord des Alpes | Victoire sur l’Eiger, le Cervin et les Grandes Jorasses

Après celle du Cervin et des Grandes Jorasses, la troisième grande face nord des Alpes est désormais gravie. Et les trois grands problèmes alpins à jamais résolus, selon l’expression proposée par Fritz Kasparek en 1938, puis reprise par Anderl Heckmair en 1949 dans son ouvra projet inouï de les vaincre toutes les trois, réalisant ainsi l’ascension d’un triptyque de légende dont l’écho résonnerait bien au-ge Les trois derniers problèmes des Alpes. Se dessine alors dans l’esprit des alpinistes les plus audacieux ledelà des Alpes.

Le Français Gaston Rébuffat est le premier à remporter ce tour de force. En juillet 1945, il gravit avec succès l’éperon nord de la pointe Walker des Grandes Jorasses avec Édouard Frendo. En juin 1949, il arpente avec Raymond Simond la voie Schmid jusqu’au sommet du Cervin, et vient à bout de la face nord de l’Eiger en 1952, avec l’aide de Paul Habran, Guido Magnone, Pierre Leroux et Jean Brunaud. Non content d’avoir triomphé de ces trois parois monumentales, il ajoute à son palmarès l’ascension des trois autres faces nord les plus imposantes du massif alpin. Venant ainsi à bout des Drus, dans le massif du Mont-Blanc, du Piz Badile, au cœur de la Bernina, et de la Cima Grande di Lavaredo, montagne illustre des Dolomites, Gaston Rébuffat repousse les limites d’une nature abrupte. Et si d’aventure vous souhaitez découvrir le parcours exceptionnel de cet alpiniste, je vous invite à vous plonger dans son livre Étoiles et tempêtes, ou dans le film du même nom.

Quelques années plus tard, le guide Ivano Ghirardini marche sur ses pas en réalisant la première ascension en solitaire de cette trilogie alpine. Il poursuit en accomplissant la première ascension hivernale des trois grandes faces nord en cordée puis en solitaire au cours de l’hiver 1977-1978. Ayant à son tour marqué l’histoire, il met un point final aux premières victoires de l’homme sur les parois nord les plus vertigineuses des Alpes. 

L’histoire des premières ascensions de la face nord de l’Eiger nous rappelle à quel point la montagne est reine et la nature toute-puissante. Avide d’exigence et d’authenticité, elle nous accepte sur ses flancs, nous guide à son sommet. Et, du Mont-Blanc à la Pointe Dufour, du mont Cervin au Piz Bernina, le voyage qu’elle nous offre se révèle merveilleux. À l’orée du ciel comme au cœur de la vie.

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