Il est des histoires que le temps oublie trop aisément, des récits de sommets gravis et d’exploits enfouis dans l’ombre des géants. Blaise et Stéphanie Agresti ont pris à cœur de rétablir la mémoire des femmes alpinistes dans leur ouvrage « Une histoire d’alpinisme au féminin », paru en 2024 aux éditions Glénat. Ensemble, ils cherchent à réparer un oubli dans l’histoire de l’alpinisme. Après un premier échange avec Blaise Agresti consacré à son parcours et à sa vision de la montagne, je vous invite aujourd’hui à découvrir la suite de notre conversation. Aujourd’hui, le coauteur du livre nous propose une réflexion inspirante qui nous amène à repenser notre propre rapport à la montagne.
Femmes alpinistes : des défis sociaux aux récits inspirants
Selon vous, quelles ont été les principales difficultés auxquelles les femmes ont été confrontées tout au long de l’histoire pour accéder à la pratique de l’alpinisme ?
Les obstacles que les femmes ont rencontrés dans l’alpinisme ne sont pas différents de ceux qu’elles rencontrent pour devenir directrice générale d’une entreprise ou présidente de la République. Ce sont les mêmes difficultés, principalement sociologiques. Il y a l’assignation traditionnelle à la maternité, cette idée que les femmes ne doivent pas prendre trop de risques, qu’elles doivent protéger le foyer. C’est une lecture anthropologique très ancrée qui ne concernait pas uniquement l’alpinisme.
Au départ, personne ne s’est véritablement posé la question de savoir s’il était juste ou non que les femmes pratiquent l’alpinisme. Les choses se sont simplement passées ainsi, imposant naturellement ces barrières sociologiques. Mais il y a aussi une dimension spécifique à l’alpinisme, liée à l’histoire de sa création en 1857 avec l’Alpine Club. C’était un club exclusivement masculin, composé de membres de l’aristocratie anglaise, avec ses propres règles. Les femmes étaient évidemment exclues d’un club où l’on fumait des cigares et buvait du whisky. Ce n’est qu’en 1970 que les femmes ont enfin été autorisées à rejoindre l’Alpine Club. L’activité même a donc été créée initialement pour des hommes, tout comme d’autres sports tels que le rugby ou le football.
Le rééquilibrage que l’on observe aujourd’hui résulte ainsi d’un long processus culturel et sociologique. Durant notre recherche pour le livre, nous avons constaté que certains moments historiques avaient particulièrement contribué à faire évoluer la place des femmes. Par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, les hommes étaient sur le front et les femmes ont dû prendre en main l’économie, en France et partout ailleurs en Europe. Après la guerre, en 1918, on ne pouvait plus revenir totalement en arrière après que les femmes eurent géré seules des entreprises ou des exploitations agricoles en l’absence des hommes. Ces événements historiques ont permis progressivement de rééquilibrer le rapport de force.
Cependant, il y a également une réalité anthropologique liée à la maternité et à la prise de risque qu’on ne peut pas ignorer. L’alpinisme est une activité à risque. On ne peut donc pas prétendre à une équité absolue, car une mère, indépendamment du regard extérieur, ne peut tout simplement pas avoir la même exposition au risque. Toutes les femmes alpinistes dont nous avons recueilli les témoignages nous l’ont confirmé : leur rapport au risque et à la haute altitude a évolué après avoir eu des enfants. Il y a clairement un avant et un après.
Ces dimensions doivent être reconnues. Dire que les hommes et les femmes sont totalement égaux n’est pas exact : nous avons des différences, des manières distinctes d’appréhender le monde. L’idée n’est pas de nier ces différences, mais d’inviter ce regard féminin à prendre pleinement part au récit global de l’alpinisme.
Parmi toutes ces femmes alpinistes que vous évoquez, lesquelles vous inspirent tout particulièrement ? Pour quelles raisons ?
Il y a deux femmes dont les histoires m’ont particulièrement marqué.
Tout d’abord, Lucy Walker, qui fut la première femme à gravir le Cervin, en 1871. C’était à peine six ans après la fameuse première ascension par Whymper en 1865, ascension lors de laquelle la moitié de la cordée avait perdu la vie. Tout le monde connaît cette date historique, elle est ancrée dans l’histoire de l’alpinisme. Pourtant, seulement six ans plus tard, Lucy Walker réalise l’ascension du Cervin avec un guide, certes, mais vêtue d’une robe, utilisant une corde en chanvre, sans casque, ni équipement particulier. Cette ascension se passe remarquablement bien, ils progressent rapidement, mais presque personne n’en a parlé jusqu’à très récemment. L’histoire de Lucy Walker et sa magnifique ascension du Cervin méritent vraiment d’être mieux connues.

Mon second coup de cœur concerne Kate Richardson, une femme exceptionnelle. Entre 1880 et 1890, elle a accompli des performances incroyables en montagne. Elle réalisait régulièrement de longues journées avec 2 000 à 3 000 mètres de dénivelé positif, dans des temps extraordinaires, enchaînant des sommets de plus de 4 000 mètres depuis le fond des vallées. Parmi ses exploits, elle a été la première personne, hommes et femmes confondus, à réaliser la traversée de l’arête de Bionnassay, dans le massif du Mont-Blanc. Une ascension jugée à l’époque comme infranchissable. En partant à minuit depuis la vallée à environ 1 500 mètres d’altitude, elle avait terminé cette traversée dès dix heures du matin, enchaînant ainsi plus de 2 500 mètres de dénivelé avec une efficacité remarquable. Elle était également une excellente grimpeuse, réalisant notamment l’une des premières traversées des Drus. Pourtant, aujourd’hui, personne ou presque ne la connaît.
Kate Richardson était une femme d’une modestie exemplaire. On suppose qu’elle entretenait une relation avec une femme. Par amour pour cette compagne, qui ne pouvait plus pratiquer l’alpinisme à cause de problèmes de santé, Kate aurait décidé d’arrêter la montagne. C’est aussi une histoire touchante sur la complexité des relations amoureuses particulièrement difficiles à assumer publiquement à cette époque. Kate incarnait un modèle de vie transgressif pour son temps, tout en faisant preuve d’une éthique remarquable, d’une humilité profonde, et d’un très haut niveau de performance. Son parcours est extrêmement moderne, et j’encourage vivement les lecteurs à découvrir le chapitre qui lui est consacré dans notre livre. Ils y rencontreront une femme profondément attachante et particulièrement inspirante.
L’alpinisme au-delà du genre
Selon vous, en quoi le rapport à la montagne diffère-t-il entre les femmes et les hommes ?
Le rapport à la montagne est avant tout une expérience intime. On ne devrait plus vraiment parler de femmes et d’hommes, mais plutôt de féminin et de masculin. Chacun de nous possède en soi une part féminine et une part masculine, et c’est de ces dimensions-là qu’il faudrait parler. Ainsi, certains hommes peuvent avoir une approche très féminine de la montagne, tandis que certaines femmes peuvent avoir une approche très masculine.
Explorer ce qui relève du masculin et du féminin me paraît intéressant. Si l’on associe au masculin la prise de risque ou l’engagement, au sens viril du terme — cette volonté de montrer qu’on est fort, capable d’aller plus haut — même s’il ne faut pas généraliser, cela peut donner une première piste. À l’inverse, si l’on associe au féminin une plus grande prudence, notamment liée à la maternité, ou encore une approche plus esthétique de la montagne, cela constitue une autre perspective enrichissante.
En réalité, il existe autant de variations dans notre rapport à la montagne que dans nos façons d’aimer. Peut-on distinguer un rapport masculin et féminin à la montagne, alors ? Je crois que oui, sans tomber dans des caricatures ou des simplifications. Les hommes et les femmes n’aiment pas forcément de la même manière, et il faut accepter ces différences. Ce serait une erreur d’écrire l’histoire de l’alpinisme en prétendant que les hommes et les femmes ont les mêmes mécanismes d’engagement. Ce n’est pas vrai : on ne s’encorde pas de la même manière, on ne passe pas en tête de cordée de la même façon. Acceptons donc cette différence et essayons plutôt d’en faire un sujet de rapprochement, de compréhension mutuelle.
Redonner sens à la montagne : Blaise Agresti invite au voyage et à la liberté intérieure
Selon vous, les mentalités évoluent-elles aujourd’hui concernant la pratique de l’alpinisme ?
Je pense malheureusement que les mentalités n’évoluent pas forcément dans le bon sens, principalement à cause de la puissance des réseaux sociaux qui imposent leurs normes. Ce que j’observe aujourd’hui, c’est que l’influence des réseaux est très forte. Les personnes cherchent à ressembler aux autres, à reproduire ce qu’ils voient sur les plateformes. Il y a une forme d’alpinisme mimétique, fondée sur la ressemblance, ce que je considère comme une véritable tragédie.
Pour moi, la montagne est là pour offrir à chacun un voyage intérieur personnel. Cela peut être simplement une balade dans la forêt à côté de chez soi, ramasser des edelweiss, ou bien gravir le mont Blanc. Toutes les façons d’approcher la montagne sont valables.

Il est crucial de ne pas gommer cette diversité, et surtout, de ne pas se limiter à une approche strictement sportive. Historiquement, la montagne représentait une culture à part entière. Aujourd’hui, elle est devenue presque exclusivement un sport, ce qui est assez regrettable. Il existe une dimension culturelle fondamentale qu’il faut préserver. Certaines personnes possèdent une sagesse montagnarde, acquise parce qu’elles ont été garde-chasses, braconniers, ou simplement, car elles connaissent parfaitement les chamois. La montagne, c’est aussi toute une histoire, une compilation de récits et de poésies. La montagne, ce n’est pas seulement aller vite ou gravir des sommets. C’est bien plus que cela. C’est toute une diversité d’approches, de pratiques, et de sensibilités qu’il est indispensable de respecter et de valoriser.
Blaise, un grand merci pour ce bel échange. Quel message souhaitez-vous transmettre aujourd’hui à celles et ceux qui vous lisent ?
Ce que j’aimerais transmettre, c’est que nous avons encore la chance d’avoir accès à cet espace de liberté. On dit souvent que la montagne est un lieu d’émancipation, mais c’est surtout un voyage intérieur, celui de cheminer là-haut en toute liberté avec soi-même.
J’invite chacun à profiter de cette chance exceptionnelle qu’est la pratique libre de l’alpinisme, d’aller là où l’on souhaite véritablement aller. Ce que nous vivons en montagne possède une intensité particulière, qui résonne profondément en nous. J’encourage sincèrement les personnes à se chercher là-haut, en montagne, en compagnie de personnes qui leur sont chères.

À travers l’ouvrage « Une histoire d’alpinisme au féminin », Blaise et Stéphanie Agresti nous invitent à poser un nouveau regard sur la manière dont se raconte l’histoire de la montagne. Cette démarche sensible et inclusive s’inscrit dans la continuité du parcours singulier de Blaise. Pour mieux comprendre leur engagement, je vous invite à lire notre premier entretien qui retrace le parcours passionnant de Blaise. Du secours en montagne à la fondation de son école de management, Mountain Path, il partage avec nous sa vision de la vie, portée par l’humilité, l’ouverture aux autres et un engagement constant à transmettre.