28 septembre 2023. Alors que les vents de l’automne enveloppent peu à peu les Alpes, je me lance à l’assaut de leurs plus hautes cimes. Ultime traversée à la lisière de notre monde avant que la montagne revête à nouveau ses habits cristallins. Comme l’été indien nous promet les senteurs des beaux jours passés, le Täschhorn et le Dom des Mischabel paraissent aujourd’hui m’inviter à leur sommet. Et je mesure ma chance de pouvoir les rejoindre en cette saison. Aux confins des vallées de Zermatt et de Saas Fee, je pars à l’aventure aux côtés de mon guide, Nicolas Vuadens, avec qui j’ai réalisé l’année précédente l’ascension de la Dent Blanche et celle du Weisshorn par son arête nord.

De Täschalp au Mischabeljochbiwak | De la vallée de Zermatt à la haute montagne
Notre équipée commence au fond de la vallée verdoyante de Täschalp. Pour rejoindre le bivouac du Mischabeljoch, nous nous élevons à travers les alpages. Comme un rideau de velours s’ouvre sur la scène, les flancs des montagnes nous dévoilent tout à coup une vue imprenable sur le mont Cervin, orné pour l’occasion de sa tenue d’hiver. Contraste saisissant qui oppose et unit à la fois l’éclat prodigieux des crêtes blanchies et l’austérité froide des pentes asséchées.
Par-delà les rochers escarpés, nous atteignons au sud du Täschhorn le glacier de Weingarten entièrement mis à nu par les longs mois d’été qui viennent de s’écouler. Pour en sillonner la glace vive, nous chaussons les crampons, indispensables à pareille course. Devant moi, Nicolas se met en quête de notre itinéraire à travers les crevasses impressionnantes de la rivière gelée. Au fil de nos pas, nos yeux s’émerveillent du paysage lunaire qui nous entoure. Camaïeu céleste de gris, de blanc et de bleu dessinant dans les airs nos vérités profondes. Un peu plus haut, nous redoublons de prudence car la neige ici n’a pas fondu et dissimule des crevasses qu’il nous faut éviter.
Quand apparaît soudain au-dessus de nous le bivouac des Mischabel, accroché à la montagne au creux du Täschhorn et de l’Alphubel. Alors que je pensais notre arrivée proche, je m’aperçois que l’accès au refuge relève désormais du défi. Le dérèglement climatique nous a devancés, réduisant à peau de chagrin le glacier qui nous guidait avant sur une voie royale jusqu’au Mischabeljochbiwak. Pour l’atteindre aujourd’hui, nous sommes contraints d’escalader une paroi raide de glace vive. Les Alpes se métamorphosent à une vitesse folle.

Après deux saisons d’alpinisme, mes crampons s’émoussent et je chancelle sur la glace. Alors, Nicolas m’aide à franchir les derniers obstacles et nous arrivons enfin au refuge, fatigués mais heureux. Comme les ailes d’un aigle protègent son plus précieux trésor, la montagne abrite entre ses flancs cet étonnant repaire. Perché à 3855 mètres d’altitude, il nous offre l’occasion d’aborder la montagne sans approche fastidieuse. Et j’aime l’idée de pouvoir rapidement me confronter à l’arête du Täschhorn et à sa roche vigoureuse.
Le bivouac du Mischabeljoch | Aux portes du Täschhorn
J’entre dans ce refuge, curieux d’en découvrir l’atmosphère. L’endroit est sauvage et peu d’alpinistes s’y hasardent en cette saison. J’aime ces bivouacs non gardiennés où l’on se retrouve pour quelques heures livré à nous-même. Où l’essentiel redevient primordial, redonnant à la vie son éclat d’origine. Pour survivre, nous devons recueillir de la neige, allumer le feu et la faire bouillir. Préparer de la soupe et des pâtes et prévoir de l’eau pour le lendemain. Tels deux aventuriers explorant des terres inconnues, nous subsistons comme à l’aube des temps. Et c’est dans la simplicité de nos respirations, de nos gestes et de nos rires que nos vies reprennent tout leur sens.
Le long de l’arête du Täschhorn, Nicolas effectue un dernier repérage avant que la nuit tombe car l’on peut vite s’égarer sur ce tas de cailloux. La paroi semble en effet bien délitée et je me demande, surpris par son aspect, comment une montagne si vaillante et gigantesque vue de la vallée peut paraître à ce point s’effriter lorsqu’on s’en approche. Mais, la nature recèle parfois bien des surprises et le Täschhorn se révélera peut-être tout autre sur son flanc opposé. Dans l’attente de parcourir ses crêtes, je contemple avec admiration la splendeur du paysage qui s’offre à nous ce soir. Le soleil flamboyant et serein nous salue avant de disparaître à l’horizon, sublimant les contours grandioses de la Couronne impériale de Zinal et du Cervin comme les ombres chinoises d’un fabuleux spectacle. À l’abri des montagnes, le village de Saas Fee s’endort, bercé par la mélodie des vents d’automne.
Demain, la journée s’annonce longue et périlleuse, alors je rentre me coucher aux environs de 20 heures. La traversée du Täschhorn et du Dom est une course très exigeante qui nécessite une bonne acclimatation à la haute montagne. Cela fait plusieurs semaines maintenant que je ne suis pas monté à plus de 4000 mètres d’altitude et j’en suis inquiet. Physiquement, je suis en conditions pour mener à bien cette expédition. Mais la peur me tenaille, comme toujours. Cette angoisse incessante de devoir subir les effets néfastes de l’altitude, d’y perdre ma force et de rester bloqué tout là-haut. La migraine me laisse pour l’instant tranquille, mais je reste vigilant. C’est ainsi que je m’endors, oscillant entre l’exaltation et la peur. Il me faudra trouver demain la bonne énergie, l’équilibre des forces, et ne pas me laisser absorber par mes pensées les plus sombres. Car il est toujours plus confortable de succomber à la facilité, d’abandonner et de remettre à plus tard ses plus grandes gageures. Et je sais que Nicolas m’apportera la confiance dont j’aurai besoin et parviendra à me convaincre qu’ensemble, nous pouvons réussir.
Ascension du Täschhorn | Colosse des Alpes valaisannes
29 septembre 2023. Après quelques heures de sommeil, nous nous levons à 2 heures du matin. Après avoir déjeuné, nous quittons le refuge à 3 heures pour pouvoir arriver au sommet du Täschhorn avec le lever du jour. Nous voilà seuls avec la montagne, notre tête-à-tête commence à la lueur des étoiles. Nous avançons sur les sentes et entre les rochers. Fragments de gneiss et d’ardoise au cœur desquels brillent des micas. La pleine lune illumine l’horizon et les montagnes se détachent comme la sérénité émane des plus beaux trésors.
Vers 4 heures, une armée de nuages lenticulaires s’empare des Alpes, coiffant autour de nous le Cervin, la Dent Blanche, le Zinalrothorn, le mont Blanc et le Grand Combin. Peu à peu, ils se rapprochent et je commence à m’inquiéter. Ces chapeaux enveloppants sont en général signe de grand vent et je me demande si le temps ne va pas changer alors que nous nous élevons vers le sommet. Derrière nous, l’Alphubel exhibe fièrement son magnifique glacier suspendu. Et dans son dos, les sommets de Zermatt s’étirent. À peine réveillés, l’Allalinhorn, le Rimpfischhorn, le mont Rose et le Lyskamm déploient déjà toute leur prestance.
Sur cette arête rocailleuse, je me sens dans mon élément. Mais je ne peux m’empêcher de penser au drame qu’elle a enduré. Patrick Berhault, alpiniste remarquable, y a trouvé la mort en 2004. La voie est pourtant accessible mais le Täschhorn était alors recouvert de neige et de corniches insidieuses qui lui ont été fatales. C’est le cœur ému que je marche aujourd’hui sur les pas de cet homme d’exception que j’admirais profondément.
Notre progression est rapide puis, à 200 mètres sous le sommet, la pente se raidit et le terrain devient instable. Les pierres cèdent sous nos pieds et nous sommes heureux de n’avoir personne au-dessus ni en dessous de nous. Plusieurs cordées grimpant à cet endroit en même temps auraient constitué un véritable danger.
Peu avant l’aurore, nous atteignons enfin le sommet du Täschhorn. Il est 6 h 30 et du haut de ses 4491 mètres d’altitude, la montagne brandit une croix imposante. Nous venons de franchir la première étape de notre périple, mais je sais au fond de moi que le plus dur reste à venir. Aux heures de l’aube, l’air glacial nous mord le visage et les doigts. Le vent se lève et la neige saupoudre les rochers. Rechaussant mes crampons, je redoute de souffrir du mal des montagnes. Connaissant les épreuves qui nous attendent, je m’étais promis d’aller de l’avant sans prêter attention aux écueils à venir. Mais je ne peux que voir désormais ce que la suite de la traversée nous réserve et la crainte m’envahit. Bouleversé par ce que la nature attend alors de moi, je m’engage sur cette arête vertigineuse et infinie, conscient de vivre l’un des moments les plus intenses de mon parcours d’alpiniste.
Traversée du Täschhorn au Dom des Mischabel | Une épreuve redoutable à plus de 4000 m d’altitude
Nous descendons jusqu’au Domjoch, à 4278 mètres d’altitude, et je perds peu à peu la notion du temps. Concentré sur chacun de mes pas et chaque mouvement, je ne perçois plus rien d’autre que ce contact rugueux et presque charnel qui me lie à la montagne. Hors du monde et pourtant au cœur de toute chose, je me sens plus tributaire que jamais d’une nature intransigeante et somptueuse. À l’est, le soleil se lève, éclairant le ciel de ses flammes rougeoyantes. Mais, il nous faut poursuivre notre course sans trop le contempler car les journées d’automne sont courtes et notre route encore longue.
Comme toujours en haute montagne, nous n’avons d’autre issue que d’aller jusqu’au bout. Aucun repli n’est désormais possible. Alors, nous progressons, coûte que coûte. Foulant la poudreuse ou la neige glacée, nous restons en alerte. Le moindre faux pas peut entraîner notre perte. Et quand la roche est nue, nous escaladons les parois en dévers, encore munis de nos crampons. Notre assurage est difficile mais nous persévérons. Je m’exhorte sans cesse à vivre chaque instant. Un pas après l’autre, surmonter les gendarmes sans trop anticiper, se surpasser toujours et, surtout, ne jamais faillir. Au fil des heures, la brume s’épaissit autour du Täschhorn, ajoutant à la scène une tension palpable. Après plus de 3 heures de désescalade, nous atteignons enfin le Domjoch. Je reviens à la vie, je me reconnecte à la réalité et je me sens exténué.

Derrière nous, l’arête impressionnante défile vers le ciel quand, à l’horizon, le Cervin fait écho à sa magnificence. Et je repense aux tout débuts de notre ascension. Alors qu’à la montée, nous grimpions sur des cailloux informes, la descente vers le Dom s’est révélée tout autre, plus alpine et sauvage. La pierraille dissonante s’est muée en belles dalles acérées et compactes bien plus dures à franchir. Et quand je le regarde, le Täschhorn nous toise, s’élançant impétueux comme les flammes d’un titan s’embrasent dans le ciel.
Traversée du Täschhorn au Dom des Mischabel | Ascension d’une montagne de légende
Puis, vient l’heure de remonter jusqu’au sommet du Dom. Il me paraît si loin et je suis encore si marqué par les difficultés que je viens de surmonter que je doute soudain de ma capacité à l’atteindre. N’ayant d’autre choix que de continuer, je respire et je me lance. La neige s’étant ici retirée, nous enlevons nos crampons. Sur les pentes chaotiques, nous escaladons les tours qui s’enchaînent pour mieux protéger la montagne de ses assaillants. Alors que les parois lisses mettent à l’épreuve mon sang-froid et ma technique, j’aime m’attaquer aux roches instables, plus faciles à agripper. Plus je grimpe et plus je retrouve le plaisir immense de faire corps avec la montagne. Tour à tour, les gendarmes nous laissent apercevoir le sommet du Dom ou le dissimulent. Profitant de ce jeu de formes que la nature se plaît à nous proposer, je gravis cette arête comme on mène une course au trésor. Pensant à chaque instant que la pointe suivante sera la dernière, je les surmonte toutes d’un pas enthousiaste pour finalement rejoindre la fameuse cime. Culminant à 4546 mètres d’altitude, le Dom est le plus haut sommet des Alpes entièrement situé en Suisse.

Quel bonheur incroyable de me trouver ici après tant d’efforts ! Portés par les vents et dominant la brume, nous reprenons notre souffle au pied de la croix qui orne le sommet. Et quand le nuage lenticulaire qui nous coiffe s’ouvre tout à coup, la vue est merveilleuse. Autour de nous, les Alpes s’étendent, resplendissantes et magistrales. La Couronne impériale de Zinal et le mont Cervin nous saluent des hauteurs du Valais. Nous avons réussi et il me faudra plusieurs jours pour reprendre ma vie comme je l’ai laissée après un tel exploit, après tant d’émotions.
Du Dom des Mischabel au village de Randa | Dernière étape d’une odyssée inoubliable
Le temps nous est compté et nous devons déjà poursuivre notre expédition. Le cœur plus léger, nous redescendons par la voie normale du Dom. Il ne s’agit plus alors d’escalade mais d’une randonnée bien appréciable dans la neige. Au-dessus de nous, les nuages lenticulaires poussés par les vents déambulent. Jouant avec le soleil, ils dessinent dans le ciel des volutes fascinantes. Du Hobärggletscher, il nous faut rejoindre le Festigletscher en direction de la Domhütte. Mais, là encore, les glaciers ont reculé et nous empêchent de passer. Alors que nous sommes éreintés, nous n’avons d’autre choix que de remonter jusqu’au Festijoch pour franchir la falaise qu’a laissée derrière lui le glacier déchu. Et malgré notre lassitude, nous devons faire preuve d’une extrême vigilance pour éviter la trajectoire des barres de séracs qui nous surplombent et peuvent se détacher à tout moment de la Festigrat. Décidément, cette traversée nous réserve bien des surprises.
Du Festijoch, là encore, nous sommes stupéfaits. Alors que les premiers alpinistes racontent dans leurs récits arriver jusqu’au col en marchant dans la glace, il est aujourd’hui impossible d’accéder à pied au Dom des Mischabel. Une véritable muraille s’élève face à nous. Tout au long de l’été, des cordes fixes aident à franchir la paroi rocheuse mais, avec l’arrivée de l’automne, les cordes ont été retirées. Nous devons donc descendre l’escarpement en rappel sur plus de 100 mètres de haut. Dernière étape d’une ascension délicate et audacieuse. De la grisaille des glaciers affaiblis aux touches rousses et cendrées des rochers millénaires, les Alpes nous enveloppent, couronnées du blanc satiné des sommets enneigés. Autour de nous, l’atmosphère est profonde comme si l’on évoluait au sein d’un autre monde.
Du Festijoch, il nous reste encore 2300 mètres de dénivelé à franchir pour rejoindre la vallée. La route est encore longue et nous nous armons de courage pour venir à bout de cette traversée. Nous descendons le long du Festigletscher dans la neige puis la glace. L’aspect de la moraine évolue si rapidement avec le réchauffement du climat ! Arrivés à la Domhütte, nous aurions tant aimé pouvoir nous y reposer, mais elle est fermée en cette saison. 1500 mètres encore de dénivelé à parcourir jusqu’à Randa. Mes genoux et mes chevilles me font de plus en plus souffrir alors je m’adapte et je marche moins vite. Encore et encore, un pas devant l’autre. Quand ce voyage fantastique et éprouvant prendra-t-il fin ?
À la tombée du jour, nous apercevons enfin le village de Randa. Nous avons réussi ! 16 heures d’une traversée au sommet des Alpes suisses. 16 heures d’une aventure à couper le souffle que je n’oublierai jamais. De Zermatt, je prendrai plaisir désormais à tourner le dos au Cervin pour admirer le Täschhorn et le Dom des Mischabel. Ces montagnes légendaires que j’ai si souvent photographiées et qui m’ont guidé aujourd’hui au-delà de moi-même. Comme toujours, les épreuves douloureuses deviennent nos plus beaux souvenirs. Car si tout n’était que partie de plaisir, la vie perdrait de sa saveur. À travers l’alpinisme ou la photographie, j’aime me surpasser, relever des défis et aller plus loin, pour apprendre, évoluer et apprécier l’instant. Vivre tout là-haut des moments foudroyants et magiques. Et faire de l’inutile l’essence même de l’existence. La haute montagne me fait grandir et je reviens toujours plus fort de l’avoir rencontrée.