J’ai croisé le chemin d’un alpiniste habité par la volonté de servir et d’aider les hommes. Blaise Agresti, ancien dirigeant du Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne (PGHM) de Chamonix, guide de haute montagne, fondateur de Mountain Path et auteur passionné. Un parcours façonné par les sommets, le secours en montagne et l’art du management. Sa vie est à la fois audacieuse et réfléchie, tournée vers le partage et l’humilité. J’ai eu le privilège de recueillir ses propos, ses expériences et ses convictions. Un dialogue inspirant que je suis heureux de partager avec vous.
Blaise Agresti : l’art de guider au sommet
Votre parcours est profondément riche. Ancien commandant du PGHM, guide de haute montagne, fondateur de Mountain Path, auteur de nombreux livres, conférencier. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?
Au fond de moi, j’ai toujours eu envie de rendre service, avec une dimension « boy scout » très présente durant mon enfance. Lorsque l’on combine ce terreau montagnard avec ce désir profond d’aider les autres, l’orientation vers le secours en montagne se fait assez naturellement. Devenir guide, puis intégrer le secours en montagne, a constitué la première grande étape de ma vie professionnelle.
Le secours en montagne représentait un aboutissement. En tant qu’officier, j’ai occupé tous les postes possibles : patron du PGHM à Chamonix, responsable du CNISAG (Centre National d’Instruction de Ski et d’Alpinisme de la Gendarmerie), et directeur de l’ensemble des PGHM. Ensuite, j’ai été amené à évoluer vers la gestion des officiers dans la gendarmerie, avec un passage à Paris pour suivre l’école de guerre et intégrer un état-major. On m’a ensuite placé à la tête d’un département comme colonel. À ce moment-là, j’ai eu une proposition pour rejoindre le secteur privé avec l’entreprise Petzl, à Grenoble, mais ce poste ne me correspondait pas vraiment.

C’est alors que je me suis demandé : « Et si je lançais mon propre projet ? ». Ainsi est né Mountain Path, une initiative en parfaite continuité avec tout ce que j’avais accompli depuis mon enfance : pratiquer la montagne et l’utiliser comme un outil éducatif.
Blaise Agresti et la montagne : entre prudence, émerveillement et légèreté
Quel est votre rapport avec la montagne ? Que ressentez-vous lorsque vous pratiquez l’alpinisme ?
La montagne est dangereuse. C’est une idée qu’il ne faut jamais oublier. Il faut toujours garder les pieds sur terre et rester très humble dans la manière d’aborder la montagne, que ce soit sur le plan physique ou vis-à-vis des risques encourus. L’humilité et la vigilance sont absolument indispensables.
Au-delà de cela, je reste extrêmement sensible à deux aspects essentiels. Tout d’abord, la beauté. Je continue encore aujourd’hui à prendre des photos lorsque je monte au mont Blanc avec des clients, notamment au lever du jour. J’ai conservé intact ce bonheur face à l’esthétique d’un lever ou d’un coucher de soleil, à la forme élégante d’une arête, ou encore aux arabesques de neige créées par le vent. Je trouve tout cela absolument fantastique, car nous avons le privilège d’évoluer au cœur de véritables tableaux. Certaines journées, on a l’impression de traverser un chef-d’œuvre, comme si l’on marchait à l’intérieur d’une œuvre de Van Gogh du matin au soir. Bien sûr, quand il y a du brouillard, ce sentiment est peut-être moins fort, mais la plupart du temps, on se promène littéralement dans une peinture vivante.

Le deuxième aspect qui me tient à cœur, c’est la dimension ludique. Lorsque l’on skie dans la poudreuse, on retrouve immédiatement son âme d’enfant. Aujourd’hui encore, quand je skie dans la poudreuse, je ressens un bonheur profond : on saute partout, on rit, on est simplement heureux. C’est une forme de légèreté.
Finalement, ce que j’apprécie profondément, c’est cette cohabitation subtile entre la beauté, la prudence face aux dangers et cette légèreté joyeuse. Pouvoir vivre autant de sensations et d’émotions en une seule journée, c’est quand même quelque chose de formidable.
Mountain Path : l’école de management d’altitude basée à Chamonix
Vous êtes le fondateur de Mountain Path, l’école de management d’altitude. À travers des parcours d’apprentissage expérientiel, vous abordez des thématiques variées telles que le leadership, la gestion de crise, la cohésion d’équipe ou encore les défis majeurs de demain. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre activité et sur l’approche pédagogique que vous proposez ?
Mountain Path est un projet dans la continuité de tout mon parcours. J’ai eu la chance de baigner dans l’univers de la montagne depuis enfant. J’ai donc hérité de cette culture alpine très forte. Cet héritage repose sur trois piliers. Le premier est l’univers naturel lui-même, la beauté de la montagne. Dans un monde en difficulté, garder ce rapport au beau est crucial. C’est pourquoi il me paraît essentiel d’inviter les gens à s’émerveiller face à la beauté des montagnes, tout en les sensibilisant à la rapidité inquiétante de leur dégradation, notamment celle des glaciers. Il y a ainsi une double dimension à la montagne : l’émerveillement et l’alerte.

Le deuxième pilier, c’est le métier de guide. Un guide emmène ses compagnons en montagne et exerce un leadership individuel très fort. Il doit sans cesse s’adapter, ce qui peut réellement inspirer et aider beaucoup de personnes à évoluer dans un monde complexe. Cette capacité d’adaptation et ce leadership individuel sont au cœur de nos programmes.
Le troisième pilier concerne le secours en montagne. Ici, on entre dans l’univers du collectif, de l’équipe, où plusieurs métiers coopèrent étroitement : le métier aéronautique avec les pilotes et les mécaniciens, le métier médical avec les médecins et les hôpitaux, et enfin celui du secours en montagne proprement dit.
Nous utilisons ces trois piliers pour bâtir des programmes à destination d’entreprises extrêmement variées, allant des comités de direction de grands groupes aux startups ou aux entreprises familiales. Au cours d’une année, nous accompagnons ainsi des dizaines d’entreprises à travers des conférences, des ateliers ou des séminaires en montagne.
Notre conviction initiale est que les modèles éducatifs actuels sont très centrés sur la transmission de connaissances. Quant à nous, nous privilégions une pédagogie expérientielle : d’abord, les personnes vivent intensément une expérience ; ensuite, elles la débriefent et l’analysent individuellement et collectivement. Ce n’est qu’après ce processus qu’elles deviennent réceptives à des apports théoriques ou pratiques, leur permettant ainsi de se transformer réellement.
En savoir plus sur Mountain PathSelon vous, comment les expériences en haute montagne peuvent-elles aider les managers à mieux gérer l’incertitude, la pression ou la prise de décision en entreprise ?
C’est la déconstruction de soi-même et de sa manière de percevoir les choses, suivie d’une reconstruction personnelle. Je peux faire un parallèle avec Platon. Platon utilise beaucoup la métaphore de la caverne, où le monde n’est qu’une représentation d’ombres projetées sur le mur de cette caverne. Nous, nous utilisons la montagne comme une métaphore semblable à celle de la caverne, mais pas dans l’objectif de transformer les managers en montagnards. Nous l’utilisons pour révéler ces ombres portées de soi-même. Quand nous plaçons quelqu’un en cordée avec ses collègues d’une équipe de direction, dans une situation qui demande de la coopération, d’ajuster la longueur de corde ou de se faire confiance, beaucoup de choses deviennent immédiatement visibles. C’est vraiment une pédagogie fondée sur la métaphore.

Pour revenir à Platon, sa conclusion fondamentale est l’accouchement des idées. Si l’on place les individus dans des conditions favorables à l’expérience, à la compréhension et au questionnement, alors les idées émergent naturellement. Être immergé dans un environnement inconnu, comme la montagne, et apprendre à y cheminer est extrêmement propice à la naissance d’idées évidentes, puissantes et souvent surprenantes. Ces idées surgissent alors d’elles-mêmes, de manière tout à fait remarquable.
« Une histoire d’alpinisme au féminin » : rendre visible l’invisible
Parlons à présent de la sortie de votre nouvel ouvrage « Une histoire d’alpinisme au féminin » coécrit avec votre épouse, Stéphanie Agresti. Comment en êtes-vous arrivés à écrire ce livre ?
Ma mère est en couverture de ce livre. Elle était alpiniste avec mon père et a participé à de nombreuses expéditions. Il se trouve qu’il y a plus de cinquante ans, en 1966, elle a gravi un sommet de plus de 7 400 mètres en Afghanistan. À l’époque, elle avait été décrite comme « la femme la plus haute du monde », même si en réalité, elle était peut-être la deuxième ou la troisième à atteindre cette altitude. Elle faisait partie, quoi qu’il en soit, des femmes ayant atteint les plus hautes altitudes de l’époque. Personne, toutefois, ne s’en est vraiment préoccupé à ce moment-là.
Tout au long de mon enfance, nous recevions régulièrement des alpinistes, hommes et femmes venus de partout. Par exemple, Wanda Rutkiewicz, une des plus grandes alpinistes polonaises, est venue chez nous. Il y avait également Sonia Livanos, dont mes parents étaient très proches, Catherine Destivelle, ou encore Martine Rolland, la première femme guide.

Grâce à ma mère, j’ai été en contact étroit avec ces femmes alpinistes. Aujourd’hui, je ressens un profond décalage entre mon expérience d’enfance et d’adolescence, où la montagne était naturellement ouverte et équilibrée, laissant pleinement leur place aux femmes, et le récit officiel qui, lui, les a presque totalement effacées. Depuis Marie Paradis en 1808 jusqu’à aujourd’hui, de nombreuses femmes ont réalisé des exploits extraordinaires. Certes, leurs performances physiques étaient peut-être légèrement inférieures à celles des hommes, mais elles étaient néanmoins remarquables, notamment compte tenu des contextes sociaux de leur époque.
C’est cette idée qui nous a poussés, Stéphanie et moi, à écrire ce livre. Nous avons mené des recherches approfondies, découvert des profils incroyables, et nous avons écrit ce livre, dont nous sommes très fiers. Cet ouvrage tente modestement de réparer quelques oublis historiques, même si, comme je le dis souvent, il ne constitue qu’une introduction au sujet.
Aux éditions Glénat, il existe deux livres distincts : « Une histoire de l’alpinisme » et notre livre consacré spécifiquement à l’alpinisme au féminin. Le jour où ces deux ouvrages n’en feront plus qu’un, cela signifiera que le problème sera enfin réglé. Le fait même qu’il y ait deux livres distincts, l’un considéré comme l’histoire officielle de l’alpinisme sans les femmes, et l’autre entièrement consacré aux femmes, en dit encore beaucoup sur notre société. Tant que ces récits ne seront pas naturellement intégrés dans une même grande histoire, nous aurons encore un important travail de pédagogie à mener. Et nous savons que ce travail est loin d’être terminé.
Blaise Agresti continue de nous inspirer, porté par la volonté de transmettre et d’éclairer notre regard sur la pratique de la haute montagne. Je vous invite à découvrir prochainement la suite de notre échange consacré à la sortie de son nouveau livre, « Une histoire d’alpinisme au féminin », coécrit avec sa femme, Stéphanie Agresti. Une discussion captivante qui brise en partie les codes actuels de l’alpinisme et nous invite ainsi à réfléchir sur notre propre manière d’appréhender la montagne.