Les Aiguilles du Diable. Herse de roche invulnérable qui se dresse en amont du Mont-Blanc-du-Tacul. La Corne du Diable, la Chaubert, la Médiane, la Carmen et l’Isolée, cinq pointes qui sculptent l’horizon de Chamonix-Mont-Blanc à plus de 4000 m d’altitude. Comme un appel à venir déjouer leurs pièges, à se mesurer aux plus hautes montagnes, à ne faire qu’un avec les Alpes. Le jour est venu de réaliser leur ascension. La traversée des Aiguilles du Diable jusqu’au sommet du Mont Blanc du Tacul. Comme un rêve éveillé aux portes du ciel.
Traversée des Aiguilles du Diable : Voyage inattendu au sommet des Alpes
Juin 2025. Il y a quelques jours à peine, j’effectuais la traversée royale du massif du Mont-Blanc aux côtés de mon guide et ami, Johann Filliez. Quelques jours et, déjà, ma tête est ailleurs. Vers de nouveaux 4000 des Alpes à gravir. Mais, lequel choisir ? Ces premiers jours d’été sont déjà brûlants et les sommets ruissellent. La neige fond et, sans regel en altitude, nous risquons de nous enfoncer jusqu’à la taille. Je suis tout à mes pensées quand je reçois un appel de Vivian Bruchez. Je lui fais part de mes craintes qu’il dissipe immédiatement. Les conditions d’accès aux Aiguilles du Diable sont optimales, c’est le moment idéal pour s’y rendre.
Les Aiguilles du Diable ! Les cinq sommets les plus exigeants des Alpes ! Une traversée complexe réservée aux grimpeurs les plus chevronnés… Mais, l’escalade n’a jamais été mon fort. Je suis alpiniste, photographe, amoureux des hauteurs, mais je ne suis pas un grimpeur né. Je savais que ce moment viendrait un jour, mais suis-je vraiment prêt pour vaincre mes démons et surmonter l’épreuve ? Durant tout l’hiver, je m’y suis pourtant préparé. Car cette année, j’ai décidé d’achever mon tour des 4000 des Alpes. Alors, je me suis entraîné à l’escalade. En salle, sur des prises en résine et avec des chaussons. Aujourd’hui, la situation est bien différente. Si je me lance dans cette aventure, je devrai affronter le granite, le poids sur mes épaules et l’incertitude.
J’hésite mais Vivian s’obstine. Il m’assure que je suis capable de mener à bien la traversée des Aiguilles du Diable. Que je suis fin prêt et que tout ira bien. Il m’encourage et m’exhorte à partir. À me faire confiance et à suivre ma voie. Ma place est là-haut et je ne dois céder ni aux peurs ni aux doutes. Même s’il était prévu que cette ascension représente l’étape ultime de mon tour des 4000 des Alpes, la nature en a décidé autrement.
Gagné par la ferveur, j’appelle Johann pour lui annoncer notre destination. Il s’interroge, vérifie les prévisions météorologiques puis se laisse convaincre. Nous grimperons ensemble au sommet des terribles Aiguilles du Diable ! Mais, il nous faut réserver notre place en refuge. Nous contactons les refuges Torino et des Cosmiques qui nous répondent tout net qu’ils sont déjà complets. La sentence a raison de notre enthousiasme, mais une idée nous traverse l’esprit : puisque nos prochaines courses se feront en bivouac, pourquoi ne pas tester dès à présent notre matériel ! Cette traversée sera l’occasion de passer la nuit à la belle étoile.
Nous voilà donc partis vers Entrèves, dans les Alpes italiennes, pour rejoindre la Pointe Helbronner par les remontées mécaniques. Nous installons notre bivouac à plus de 3000 m d’altitude, face à la fabuleuse arête de Peuterey. Quel bonheur de se trouver seuls en haute montagne, au corps à corps avec les éléments ! Avant de nous coucher, nous dînons d’un plat lyophilisé. Et je m’aperçois qu’une portion ne suffit pas à assouvir ma faim. Lors du prochain voyage, je penserai à apporter davantage de vivres. Voilà l’intérêt de mettre à l’essai notre équipement avant de nous élancer vers de plus longues courses. À 19 h, nous nous réfugions chacun sous notre tente alors que le soleil se couche à l’horizon. Quelques heures de repos avant le début de notre expédition.

Traversée des Aiguilles du Diable : De la Pointe Helbronner à la Corne du Diable
Nous avions mis le réveil à 0 h 50, mais j’ouvre l’œil avant qu’il ne sonne. J’entends Johann bouger à côté de moi, lui aussi est déjà sorti du sommeil. Nous échangeons quelques mots, puis nous nous levons pour plier bagage. Il est 1 h 40 quand nous quittons notre campement pour traverser le glacier du Géant. Ce cirque glaciaire au pied du Mont Maudit qui nous guidera au col du Diable. Autant d’appellations qui nourrissent l’imaginaire et forgent la légende des Alpes millénaires. Sur les flancs des sommets alentour, des lumières scintillent. Lucioles humaines attirées par l’éclat du massif du Mont-Blanc. Nous ne sommes pas les seuls à défier la nuit et nous espérons que les alpinistes ne sont pas trop nombreux à convoiter les cinq Aiguilles du Diable. Heureusement, très vite, une partie d’entre eux prend la direction du Mont Maudit par l’arête Kuffner.
Le couloir est libre et nous progressons vers le col du Diable. Le regel est superbe et la neige ferme porte nos pas sous un ciel obscur. Mais, cette voie est verticale, comme d’ailleurs beaucoup des couloirs sillonnant les montagnes de Chamonix. L’ascension est rude et je remercie Johann de m’avoir conseillé de prendre deux piolets pour me hisser à travers la neige et la roche.
Du col du Diable, nous atteignons la brèche Chaubert, qui sépare les deux premières aiguilles, avant d’entreprendre l’escalade de la Corne du Diable. 22 mètres au fil d’une pointe acérée que je franchis sans trop de difficultés. Arrivé au sommet, je suis heureux de voir que mes entraînements ont porté leurs fruits et j’ai bon espoir de mener à bien cette traversée.
Traversée des Aiguilles du Diable : Ascension de la Pointe Chaubert
La nuit est toujours sombre quand nous redescendons jusqu’à la brèche Chaubert pour nous élancer au sommet de la Pointe Chaubert. J’avais entendu dire que beaucoup d’alpinistes préféraient éviter la Corne du Diable. Et c’est en effet le choix effectué par la cordée qui désormais nous précède sur la voie de la Chaubert. Mais elle a de l’avance et ne gêne pas notre progression.
Johann m’annonce alors que cette pointe est la plus délicate à escalader. Je m’apprête à vivre un combat intense avec la montagne comme avec moi-même. Johann me précède et je dois le rejoindre. Je respire et j’y vais. La fissure résiste, les prises sont rares. J’essaie de faire corps avec la montagne, de percer son mystère, de cerner ses failles. Mais un pas me bloque et, pendant dix minutes, mes pieds ripent sur la roche sans trouver le moyen de s’y agripper. L’équilibre des forces, le point d’entrée, la fissure par laquelle fendre l’armure. Les Alpes me mettent à rude épreuve et la pression monte car d’autres cordées attendent leur tour en contrebas.
Je ne sais plus quoi faire pour franchir cet obstacle quand, soudain, j’y arrive, sans trop savoir comment. Je passe ce pas et je suis soulagé de pouvoir enfin rejoindre Johann. Il me sourit mais son regard en dit long sur ma capacité à venir à bout de cette traversée des Aiguilles du Diable. Sans doute pense-t-il que je ne suis pas prêt pour cette aventure. Peut-être même regrette-t-il d’avoir cru en moi. Je ne veux pas le décevoir. En haute montagne, nous n’avons d’autre choix que de réussir ou de demander l’aide des sauveteurs. Impossible, là-haut, de faire demi-tour. Et je ne peux m’empêcher de me poser des questions alors que nous poursuivons notre ascension jusqu’au sommet de la Pointe Chaubert.
Traversée des Aiguilles du Diable : Ascension de la Pointe Médiane

Nous descendons ensuite les rappels de la Pointe Chaubert pour nous diriger vers la Pointe Médiane. Moi qui pensais que les rappels de la Dent du Géant étaient les plus redoutables du massif du Mont-Blanc, je crois que ceux-là le sont plus encore. Autour de nous, tout n’est que verticalité, rigueur et pureté. Quintessence de la montagne, où l’absolu se mêle à la splendeur du monde.

Alors que la montagne se réchauffe peu à peu sous les rayons du soleil naissant, nous nous retrouvons soudain face à un dièdre fascinant. Un livre ouvert sur le Mont-Blanc et son massif de granite. Deux pans de roche qui s’unissent pour ne plus se séparer. Un chef-d’œuvre dont la nature a encore le secret. À leur jonction, une fissure permet aux hommes de se frayer un chemin vers le sommet de la Médiane. Je prends plaisir à m’élever, à ne faire qu’un avec la roche. Sur la paroi abrupte, mes doigts s’accrochent et se blessent tant elle est inflexible. Mais, je savoure ma chance de me trouver là où la beauté sauvage atteint son paroxysme. Ce dièdre est sans nul doute le lieu le plus grandiose de cette traversée des Aiguilles du Diable. Et je lui fais honneur en puisant la force de l’escalader tout au fond de moi. Un dernier pas s’oppose à mon ascension et je m’entends crier. Un hurlement de rage presque primitif pour inciter mon corps à se surpasser. Je pousse sur mes jambes, je m’agrippe au rocher, je me hisse centimètre après centimètre. Jusqu’à ce qu’à force de contorsions, j’arrive à basculer sur le bloc suivant. Fabuleuse danse d’un alpiniste et d’un dièdre au sommet des Alpes. Jamais je n’oublierai ce passage incroyable.
Nous nous glissons ensuite dans une cavité qui nous conduit tout droit au sommet de l’aiguille. Seuls perchés sur les crêtes de la Pointe Médiane, nous sommes fous de joie. Les plaques de granite s’imbriquent et se succèdent pour embrasser le ciel. Et je me sens heureux. Autour de nous, la montagne semble se mettre à nu. Bien loin du diable inébranlable que j’avais peur d’affronter, elle est un ange flamboyant qui me bouleverse et m’encourage. L’œuvre d’une artiste, la nature mère. Sur cette cime intransigeante, je me sens capable d’accomplir cette traversée des Aiguilles du Diable.
Traversée des Aiguilles du Diable : De la Pointe Carmen au Mont Blanc du Tacul

Nous redescendons alors, le cœur empli de gratitude, pour rejoindre le sommet de la Pointe Carmen. Puis, de cette aiguille, nous empruntons la voie qui nous guide à la brèche du Diable. De nombreuses cordées achèvent là leur traversée. Mais nous voulons escalader les cinq aiguilles. Après avoir franchi les rappels impressionnants de la Pointe Carmen, nous décidons de suivre la variante Contamine 4C pour atteindre le sommet de l’Isolée, ou Pointe Blanchet. Usant de nos dernières forces, nous gravissons ainsi notre 5e aiguille de plus de 4000 m. Nous avons réussi ! Comment trouver les mots pour traduire l’émotion qui m’envahit alors ! Nous nous sommes dépassés, nous avons tout donné et les Alpes nous ont ouvert les portes de leur plus beau royaume.
L’heure est venue de poursuivre notre route vers le Mont Blanc du Tacul. Nous l’avons gravi la semaine précédente et nous peinons déjà à le reconnaître tant sa neige a fondu. Puis, du Mont Blanc du Tacul, nous prenons la direction de l’Aiguille du Midi, dernière étape de notre course. Je me sens faiblir à la montée. Le crâne enserré par une migraine, je sens le soleil brûler mon visage. Je suis épuisé par notre aventure. Exténué par cette traversée de plus de 12 heures, mais soulagé et fier d’avoir enfin surmonté cette épreuve. De l’Aiguille du Midi, nous retrouvons la vallée. Et j’emporte avec moi le souvenir unique de cette traversée des Aiguilles du Diable au cœur du Mont-Blanc.
Nous avons triomphé de cette traversée des Aiguilles du Diable et je suis impatient de faire le récit de notre expédition à ma compagne et à ma fille. Cet été, c’est certain, j’aurai achevé l’ascension des 82 sommets des Alpes de plus de 4000 m d’altitude.