Cet hiver, j’ai croisé le chemin d’une reine. Un oiseau de légende au cœur de Verbier. J’ai fait la rencontre de Géraldine Fasnacht. Championne de snowboard freeride, de base-jump et de vol en wingsuit, pilote d’ULM et d’avion glacier. Sportive virtuose dans le ciel des Alpes. Un parcours incroyable, une femme d’exception. Un échange au sommet que je vous livre ici.

Géraldine Fasnacht : Naissance d’une championne de haute voltige
Géraldine, tu pratiques le snowboard freeride depuis toute jeune. D’où te vient ton amour des airs et de l’aventure ?
J’ai grandi dans un petit village au-dessus de Lausanne, au milieu des champs et des pâturages. Très tôt, mes parents m’ont appris la valeur du travail et de l’entraide. Ils m’ont transmis leur amour profond de la nature. Et aujourd’hui encore, je me sens portée par cet héritage. Pendant les vacances et tous les week-ends, été comme hiver, nous allions à Verbier en famille, et j’adorais ça. Les balades, le ski, la vie au grand air. Dès l’âge de 8 ans, j’ai appris le snowboard. Rester assise sur ma chaise à l’école ? C’était mission impossible ! J’ai toujours eu besoin de bouger, d’interagir avec le monde, et rester sage en classe n’était pour moi qu’une perte de temps.
Alors, mes parents ont trouvé une astuce pour me donner l’envie d’écouter et d’apprendre : si je n’obtenais pas de bons résultats, je n’avais pas le droit d’aller skier à Verbier. La plus terrible des punitions ! Tu imagines bien qu’il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre où était mon intérêt ! Je me suis donc mise à travailler dur et j’en suis bien sûr très heureuse aujourd’hui. Cela m’a permis plus tard d’obtenir mon CFC de commerce et d’être engagée chez Swissair. En travaillant à l’aéroport de Genève, j’ai eu la chance de côtoyer la grande aviation et de suivre des formations enrichissantes. J’ai ainsi obtenu mon diplôme de load controller.

Et puis, tu t’en doutes, comme j’avais rempli ma part du contrat, mes parents m’ont laissé vivre ma passion pour le ski et la haute montagne. J’ai participé à mes premières compétitions de snowboard quand j’avais 15 ans. C’était une époque où les épreuves de freeride émergeaient un peu partout dans le monde. Puis, tout est allé très vite ! Dès le mois de mars 2002, j’ai été invitée à participer à l’Xtreme de Verbier. Et là, j’ai vécu une expérience incroyable : j’ai remporté la compétition devant les plus grands champions ! Tous ces sportifs que j’admirais tant. Je les avais même en poster sur les murs de ma chambre d’adolescente ! Je n’en revenais pas. C’était fou !
Toi qui excellais déjà en snowboard freeride, comment as-tu découvert le base-jump et le vol en wingsuit ?
Quand j’ai participé à mes premières compétitions en snowboard freeride, aucune fédération n’existait pour encadrer la discipline. L’été, nous n’avions pas d’autre solution pour nous entraîner que de nous rendre à l’autre bout du monde, là où la neige était présente. Et je n’avais pas les moyens de partir si loin. Ni l’escalade, ni le vélo, ni la randonnée ne me convenaient et je ne savais pas vers quelle pratique me tourner.

Tout a changé quand j’ai réalisé mon premier saut en parachute. J’avais 18 ans à peine et j’ai senti un nouveau feu s’éveiller en moi. Je ne savais pas encore quand ni comment, mais je savais que je touchais au but. Et lorsqu’en 2001 j’ai découvert le base-jump, j’ai su que c’était ça. Voler à la descente, au plus près des reliefs, c’était extraordinaire ! Au cœur de l’immensité des Alpes et en tête-à-tête avec les éléments. Je ne pouvais pas rêver mieux !
J’ai très vite compris que la meilleure manière de pratiquer le base-jump en toute sécurité, c’était de voler en wingsuit. Alors, je me suis lancée et, peu à peu, j’ai gagné en technique. C’est ainsi que j’ai réussi, au fil des sauts, à dessiner des lignes à fleur de relief et sans prendre de risque. Mêlant l’art à la technique de la plus belle des manières.
Tu es championne de snowboard, de base-jump et de vol en wingsuit. Pourquoi avoir voulu devenir pilote d’ULM et pilote glacier ? Est-ce le désir d’aller encore plus haut ?
En volant, je réalise mon rêve de petite fille. J’ai toujours voulu devenir pilote. C’était mon plus grand souhait : rejoindre le ciel pour me sentir libre. Parcourir le monde, survoler les Alpes, embrasser la Terre et ses paysages. Le destin a fait que je n’ai pas pu devenir pilote dans l’armée. Alors, j’ai rejoint Swissair pour vivre au rythme des avions.

Et puis, un jour, le hasard a voulu que mon chemin croise celui d’un pilote instructeur. Peut-on d’ailleurs parler de hasard ? Je venais de parcourir en wingsuit la très belle falaise de l’Aiguille de Varan, qui s’élève face au mont Blanc. J’avais atterri tout près de l’aérodrome de Sallanches et, bien sûr, j’ai eu envie d’aller voir les avions voler. C’est là que je l’ai rencontré. Il s’apprêtait à décoller et m’a très gentiment proposé de l’accompagner. J’étais folle de joie !
Nous volions au-dessus du mont Blanc quand il m’a demandé : Géraldine, si tu rêves tellement de voler, pourquoi tu ne passes pas ta licence d’ULM ? Je lui ai répondu que piloter un ULM ne m’intéressait pas, que seuls les avions me passionnaient. Alors, dans un éclat de rire, il m’a dit ces phrases que je n’oublierai jamais : Mais, dans quel engin crois-tu voler en ce moment même ? Tu es à bord d’un ULM trois axes ! Si tu passes ta licence d’ULM, tu pourras voler dans ce genre d’appareil ! Je n’en croyais pas mes oreilles ! Un nouveau monde s’ouvrait à moi. J’avais à peine posé le pied au sol que je me suis inscrite auprès de lui pour passer ma licence. Et en quelques semaines, je suis devenue pilote. La vie nous réserve parfois bien des surprises ! À nous de savoir saisir notre chance.
Géraldine Fasnacht : Aventurière aux ailes d’or, artiste de l’extrême
En snowboard freeride, et du base-jump à la wingsuit, rien ne semble t’arrêter. Que te procurent ces sports de l’extrême ? Que ressens-tu quand tu pars en montagne ?
Tu dois en avoir une petite idée, n’est-ce pas ? En pratiquant le snowboard, j’ai découvert à quel point il était possible de faire corps avec un élément. Lorsque je suis là-haut, je ne fais plus qu’un avec la montagne. Quand je trace une ligne, j’entre en connexion avec la nature, la roche, la neige, les vents et le ciel. Tu sais, je ne recherche ni l’adrénaline ni la performance à tout prix. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Mais, je vibre d’épouser le relief, d’embrasser la nature. Je vis mon sport comme un art animé par l’ambition de sublimer les splendeurs du paysage. Lorsqu’une ligne m’invite à la dessiner, je vole ou je ride pour lui faire honneur. Je me sens guidée par une soif d’esthétique qui sans cesse se nourrit de beautés insondables.

Mais, il faut que les conditions s’y prêtent. Alors, je veille, je reste à l’affût du moment idéal, de l’axe parfait. Et lorsque la magie opère, que la nature m’ouvre les portes de son âme, je me lance à sa rencontre. Le lien qui nous unit est indissoluble. La mettre en lumière est une aventure. Et l’œuvre qui naît de notre danse n’est jamais la même. J’aime jouer avec les ombres et le relief. J’adapte mon tracé aux aléas du vent et du paysage. Pour que chaque chemin se révèle unique, que chaque trajectoire soit inoubliable. Toi et moi, nous poursuivons la même quête. À travers tes photographies, tu aspires aussi à révéler l’essence de la montagne. Son élégance pure et sa grandeur. Chacun à notre manière, nous sommes des artistes de l’extrême portés par notre amour absolu des hauteurs.
C’est vrai, Géraldine, mais toi, tu as multiplié les premières dans le monde entier. Tu as été nommée aventurière de l’année en 2001 par Paris Match. Quelle est finalement ta plus belle réussite ?
Il y en a beaucoup ! Et j’aurais bien du mal à en choisir une. Car elles marquent toutes une étape de mon parcours. Je pense immédiatement à mes victoires lors de l’Xtreme de Verbier. Rider aux côtés de mes héros de toujours et remporter trois fois la compétition. C’était un rêve de gamine !

Bien sûr, je pense aussi au premier vol en wingsuit du haut du Cervin. C’était en 2014 et j’en garde un souvenir impérissable. Le Cervin, c’est la montagne reine, l’emblème de mon pays. Où que je me trouve dans le monde, quand j’aperçois une photo du Cervin, j’y vois ma maison. Et réussir cette première a été très émouvant.
Et puis, il y a mon premier vol en wingsuit du sommet des Drus, en 2012. C’était la première fois que quelqu’un réalisait un vol en wingsuit en haute montagne d’une paroi qui n’était pas parfaitement verticale. Tout le monde pensait alors que c’était impossible. Mais, avec Julien Meyer, nous l’avons fait ! Et j’en suis très fière. En 2005 déjà, mon mari et moi avions ouvert le Grand Chavalard qui, lui non plus, n’était pas vertical. C’était le premier vol en wingsuit effectué au monde sur 2000 m de dénivelé. Je savais donc au fond de moi que je pourrais un jour voler les Drus.
En 2007, j’ai aussi quitté les Alpes pour me joindre à une expédition en Terre de Baffin. Découvrir la culture des Inuits, échanger avec eux, dormir sur un bras de mer gelé face aux montagnes qui semblaient surgir de la glace. C’était exceptionnel. Nous avons ouvert là-bas six sommets en wingsuit et c’est au cours de ces premières que nous avons réalisé le plus haut vol vertical de l’histoire de ce sport. Une verticale parfaite de 1850 m !

Quand on parle de premières, je repense également à l’ouverture en 2009 de l’Holstinnd et de l’Holtanna, deux sommets de l’Antarctique. Les images que j’ai rapportées de l’Holtanna sont semblables à celles que j’avais dans ma chambre quand j’étais enfant. Le jour où j’ai commencé à sauter en base-jump, je m’étais promis de rejoindre un jour cette montagne immense pour me lancer de son sommet. Là encore, j’ai réalisé mon rêve !
Et je ne peux pas parler de mes explorations sans évoquer mes premières sur le mont Rose. En 2016, en ouvrant le Nordend en wingsuit, j’ai parcouru 3000 m de dénivelé. Il s’agissait là d’un des vols les plus longs du monde. Mais, ce n’était que le début ! Car sur le Nordend, j’ai mené mon art à son paroxysme. En 2024, j’ai atterri en ULM (avion ultra léger) sur le plus haut point des Alpes, à 14 000 pieds, pour grimper la face nord-ouest du Nordend, avant de descendre en snowboard cette pente raide de plus de 50 °. L’enchaînement était incroyable ! Et la boucle était bouclée. Je vois cette aventure comme l’aboutissement d’un parcours en symbiose parfaite avec la nature.
Entre nous, je ne pouvais pas concevoir projet plus complexe ! Des années d’attente pour pouvoir le mener à bien. Un pari un peu fou. Il fallait à la fois qu’il y ait peu de vent et de bonnes conditions de neige pour me permettre d’atterrir en sécurité et de redécoller le lendemain avec mon petit ULM de 300 kg et 100 CV. Il fallait également que la neige colle sur la glace de cette pente raide orientée nord-ouest pour que je puisse la descendre. Un véritable casse-tête ! Jamais je ne pensais pouvoir y arriver. Jusqu’au jour où la nature m’a accordé ce privilège. J’ai saisi ma chance et j’en suis très heureuse. Tant de fois, j’ai senti des rêves naître au fond de moi, grandir, mûrir. J’ai su les faire éclore et les réaliser. Aucun n’est plus marquant qu’un autre. Ils font tous partie de moi et me rendent plus riche de les avoir vécus.

Géraldine Fasnacht : Une vie de passion comme ultime défi
Snowboard, base-jump ou wingsuit, tu pratiques des sports extrêmes. Quel rapport entretiens-tu avec le risque ?
Depuis toute petite, je connais la valeur de la vie. J’ai perdu des proches, j’ai vécu des moments difficiles. Et cela m’a fait comprendre que la vie est un cadeau. Il n’est pas question pour moi de perdre la vie bêtement. Alors, à chaque fois que je me lance dans une aventure, je m’y prépare longuement. Tant sur le plan mental que physique et technique. Je n’ai aucune envie d’avoir peur quand je fais quelque chose que j’aime. Je veux prendre du plaisir, profiter de l’instant. Alors, oui, il m’est arrivé de faire demi-tour, de reculer quand les conditions ne se prêtaient pas à une descente. Oui, j’ai ressenti de la frustration, mon ego en a pris un coup. Mais, aujourd’hui, je suis vivante. Et c’est l’essentiel.

Je suis consciente de m’exposer chaque jour au danger, je sais que je prends des risques, mais ils sont mesurés. J’essaie de prendre les bonnes décisions et de mettre toutes les chances de mon côté pour que tout se passe bien. Je dois toujours être au meilleur de ma forme, avoir de bons réflexes, être rapide et avoir le bon matériel. Tout cela implique du temps et de l’investissement. Mais, si l’on veut atteindre ses objectifs, il faut s’en donner les moyens. Sinon, mieux vaut se faire une raison.
De nombreux films illustrent tes exploits. Quel message désires-tu transmettre à travers ces œuvres ?
À travers mes films, je veux dire à tous que, si nos rêves naissent, c’est pour être vécus. J’ai toujours eu la chance d’avoir autour de moi des gens « allumés ». Toi aussi tu l’es, Thomas ! Et j’aime ce terme. Parce que, selon toi, quel est le contraire d’allumé ? Eh oui, tu m’as comprise. Je n’ai aucune envie d’être une femme éteinte. On traite souvent les champions de l’extrême d’allumés, mais, au moins, nous vivons ! On vit notre passion, on vibre chaque jour. On est heureux, tout simplement. Encore une fois, ça ne veut pas dire que l’on doive exercer notre activité de manière impulsive et déraisonnable. On se pose, on réfléchit, on se prépare, mais on y va ! On ose, on avance, on franchit les obstacles pour enfin donner vie à nos plus grands rêves.
Le plus grand risque que l’on court, c’est de ne plus poser les pieds sur terre. Le jour où l’on se sent sans limites, où l’on se prend pour des super héros pour qui tout devient possible, alors on se trouve en danger. J’ai la chance d’avoir une vie en dehors de la montagne, d’autres passions, une famille, des amis avec lesquels j’aime parler de tout et de rien, faire des choses simples. Ce sont eux qui me sauvent. Grâce à eux, je reste attachée à la vie et à mon humanité. Ils me rappellent à chaque instant que je suis comme tout le monde. Ils me font là le plus précieux des cadeaux, et je les en remercie.

Tu as grandi dans les Alpes avant de partir explorer le monde. Quelle relation entretiens-tu avec les montagnes de ton enfance ?
Les Alpes, c’est chez moi ! Elles recèlent les montagnes les plus belles du monde, les lignes les plus esthétiques. Tu es d’accord, n’est-ce pas ? Les Alpes me rappellent les sommets himalayens, mais ici les montagnes nous tendent les bras. Quand je veux faire du snowboard, il me suffit de mettre mes bottes et, une heure plus tard, je suis déjà sur les sommets ! Nulle part ailleurs dans le monde la haute montagne n’est aussi accessible que dans les Alpes. En 2009, lors de ma traversée de Chamonix à Zermatt en ski et snowboard, j’ai descendu 8 pentes raides. À chaque étape, j’étais accompagnée par différents riders et j’ai effectué à cette occasion la première descente de la face sud du Weisshorn. Il n’y a que dans les Alpes que l’on peut réaliser de tels coups d’éclat ! C’était une expérience fabuleuse ! Nos montagnes n’ont rien à envier à celles d’ailleurs. Elles ont la prestance des plus grandes et la beauté des plus sauvages.
Géraldine, dis-moi, après tant de prouesses à travers le monde, quel défi te reste-t-il à relever ?
Il y en a bien un auquel je pense. Le plus beau de tous. Mon prochain défi sera d’essayer d’être aussi forte que ma maman. Elle m’a transmis ses valeurs morales et humaines et, grâce à elle, j’ai pu vouer ma vie à ma passion. C’est le plus beau cadeau que l’on m’ait jamais fait. Dans les instants de joie comme au fond du gouffre, ma passion m’a toujours donné des ailes. Grâce à elle, je me suis relevée, j’ai continué ma route. Ma maman m’a fait don d’un trésor. Alors, à mon tour, je veux le transmettre. Offrir cette chance à mon fils. Lui léguer ces valeurs inestimables pour que jaillisse en lui une flamme ardente. Quelque chose qui le porte, qui le fait vibrer, même dans les moments les plus difficiles.

Quand mon fils est né, tout a changé. J’ai choisi de passer du temps avec lui et j’ai arrêté mes activités en montagne. Je me suis laissé le temps de faire le point sur ma vie et sur ce que je désirai pour notre avenir. Et ça a été une révélation : ma vie, c’est la montagne, et ça le sera toujours. Elle coule dans mes veines, elle est essentielle à mon équilibre et à mon bonheur. Alors, j’ai décidé d’y retourner, mais à mon rythme et selon mes envies. Plus de records, plus de premières, mais un plaisir fou à me trouver là-haut, à répéter les lignes que j’aime tant. La haute montagne est ce que la Terre a de plus beau. Je la contemple du matin au soir. Plusieurs fois, je me suis posé la question de savoir si je pourrais vivre loin d’elle. Mais, je sais maintenant que c’est impossible. J’ai besoin de la savoir tout près de moi, de sentir mon cœur battre au rythme d’une nature que l’on ne peut dompter. Et ce n’est qu’en étant dans mon élément que je pourrai transmettre à mon fils ce qui fait l’essence d’une vie heureuse.
Géraldine Fasnacht poursuit son envol, portée par les vents des Alpes et d’ailleurs. Snowboardeuse freeride, base-jumpeuse, pilote de wingsuit, d’ULM et d’avion glacier, sa passion la guide aux frontières de l’extrême. Mais libre pour toujours de vivre à sa façon, unie aux éléments et à la haute montagne.